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du feu. Mais un orage éclate, la réveille, et la première personne quelle aperçoit, assise à la table d’hôte, est le juge Thurman, qu’elle connaissait de vue. Lui ne la reconnaît pas sous ces vêtemens d’emprunt, et, pendant tout le repas, le juge et les convives ne parlent que du vol commis au détriment de Wat Greyson, de James Reed et de Belle Starr, qui prend part à la conversation. Vainement l’aubergiste inquiet invite ses hôtes à causer d’autre chose ; qui sait si les murs n’ont pas des oreilles ? la vengeance de Belle Starr et de ses compagnons est redoutable. On ne l’écoute pas et la soirée s’achève à prédire la capture certaine de la fugitive ; on est sur sa piste, le juge la connaît et la dénoncera s’il la rencontre.

Décidée à ne pas éveiller les soupçons en quittant l’auberge par une pluie battante, elle renonce à poursuivre sa route, mais la maison est pleine, les lits font défaut et l’hôtelier de proposer de loger dans le même le juge Thurman, très corpulent, et le jeune fermier, mince et svelte. Tous deux acceptent, Belle Starr avec la plus parfaite insouciance, et la nuit s’écoule sans que le juge ait l’ombre d’un soupçon. A la pointe du jour, il est réveillé par l’aubergiste qui lui dit que, prêt à se mettre en route, son compagnon de lit le demande en bas, ayant quelque renseignement à lui communiquer au sujet de Belle Starr. Le juge s’habille en hâte, descend et trouve le jeune fermier tout équipé, à cheval :

— Vous partez de bonne heure, jeune homme ?

— A l’instant.

— Et vous savez où est Belle Starr ?

— Parfaitement. Approchez et regardez-moi bien. Je suis Belle Starr, et, quant à vous… Vous êtes une vieille bête. Hier soir, disiez-vous, vous me reconnaîtriez n’importe où, sous n’importe quel déguisement, et vous avez soupé à mes côtés, dormi près de moi, sans rien soupçonner. Le comté de Dallas doit être fier d’avoir un magistrat aussi perspicace. Allez vous y vanter de votre savoir-faire et gardez ceci en souvenir de moi, ajouta-t-elle en lui cinglant le visage d’un vigoureux coup de cravache et éperonnant sa monture. Belle Starr se connaissait en chevaux, et on ne put la rejoindre.

Ses aventures rempliraient un volume. Cernée à Younger Bend, où sa retraite est dénoncée, elle s’échappe et gagne seul, à cheval. San-Diégo, dans le sud de la Californie. Lassée de sa vie errante et vagabonde, elle y savoure quelques mois les charmes du repos, mais ses goûts aventureux se réveillent. « En vain, j’essayai de me faire à cette existence nouvelle, dit-elle dans ses notes manuscrites, les souvenirs me hantaient, j’avais soif de grand air, de