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de mes pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se décider ; dès ce moment, je fus soldat ; je ne rêvai que combats et je méprisai toute autre carrière. »

La page pourrait être signée : la France de 1800. Le jeune enthousiaste exprime les sentimens de tout un peuple ; comme Ségur, ce peuple va suivre pendant quinze ans le régiment qui passe. La France s’est donnée à un homme qui est à la fois l’incarnation mystique et la négation de sa chimère ; empêchée pour un temps d’expérimenter sur elle-même toutes les conséquences de cette chimère, elle se console en la portant dans son havre-sac aux quatre coins du monde ; missionnaire qui va prêcher aux infidèles la loi qu’il ne peut plus pratiquer chez lui. C’est la première métamorphose du virus révolutionnaire, et l’effet en est double : atténué en un sens par la vertu de la discipline militaire ; il est fortifié par cet amalgame avec les plus nobles sentimens, par cette transfiguration dans une gloire dont il peut réclamer sa bonne part. Les principes de 1789 ont reçu leur brevet de vie, puisqu’ils ont pu organiser un état puissant coordonné, — à la condition, d’en être proscrits aussitôt après leur gestation. Ceci explique comment Napoléon, fils parricide, mais fils de la Révolution, restera après sa mort l’idole du parti qu’il a muselé ; c’est le dieu des vieilles peuplades syriennes, funeste à ses fidèles, et revendiqué par eux contre les ennemis du dehors, parce qu’il est l’expression de la foi nationale. De son vivant et vers la fin, les fidèles surmenés le maudissent ; la France épuisée demande grâce et le laisse tomber ; à peine il est tombé, elle revient à lui et le relève ; elle ne se résigne à l’abandonner qu’après avoir constaté, par une dernière épreuve, que sa monomanie conquérante est incurable. — Faut-il compter la vie de cet homme au passif ou à l’actif de la Révolution ? C’est encore, ce sera peut-être toujours un sujet d’irrésolution cruelle pour les historiens. Si on leur permet de distinguer, et s’ils sont sincères, tous applaudiront à l’avènement du consul et, admireront son œuvre ; beaucoup déploreront celle de l’empereur et ratifieront sa déchéance. Même sur ce dernier chef, ceux qui se sentent en communion avec toutes des fibres françaises hésiteront souvent dans leur jugement ; un acquittement révolte notre bon sens ; une condamnation blesse des instincts en désaccord avec la froide raison, mais enracinés au plus profond de notre être. Tant de mal, mais tant de gloire ! Un dommage réel, un gain idéal, une légende odieuse à toutes les mères, chère à tous les hommes ! Ce cas mystérieux est incommensurable, au vrai sens du mot, il n’a pas de commune mesure avec les cas habituels. Quiconque veut le juger en est puni par l’impossibilité de conclure. Le seul verdict qui