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document ; la logique interne des choses se chargera de vous démontrer que les questions sont connexes, ou plutôt qu’il n’y en a qu’une pour la plupart des hommes, la question du pain ; tous les droits promis étant de nulle valeur, sans le droit de vivre. Tant que des prescriptions divines n’interviennent pas pour régulariser les rapports économiques, — et ces prescriptions, je n’en vois aucune trace sur ce papier ; ni alentour, sur ce mur d’école, — le dispensateur de mon pain possède la source de la force ; et la force tend inévitablement à l’abus ; je ne puis rétablir un certain équilibre de liberté et d’égalité que par une réaction de ma force brutale contre sa force d’inertie. Ceci est la loi de nature, non point de celle qu’imaginait Rousseau ; mais de la vraie nature, antérieure et supérieure à tous les échafaudages métaphysiques ; loi souveraine ; sanction dernière, dès que vous ne lui opposez plus une conscience pliant devant un Dieu.

Le dialogue peut continuer longtemps ainsi, entre la Déclaration et l’expérience, entre l’idéal et la réalité. On se méprendrait si l’on cherchait ici quelque hostilité contre cet idéal. Il honore le cœur, sinon le sens pratique, de ceux qui l’ont conçu. Nos pères de 1789, — nul ne peut répudier cette expression collective, puisque toutes les classes de la nation rivalisèrent d’entraînement dans ces idées généreuses ; — nos pères de 1789 valaient peut-être mieux que nous. De tout temps les hommes se sont trompés, mais jamais ils ne se sont trompés avec de meilleures intentions. Il ne s’agit donc pas de faire leur procès, ni de discuter la beauté de leur rêve, si beau qu’il en est fou. D’ailleurs, à ce moment encore, la Déclaration des droits baignait, pour ainsi dire, dans le déisme ambiant, qui voilait ce qu’elle a de factice et d’incomplet. Pour qu’on vit bien son infirmité ; et comment elle est suspendue dans le vide, elle et tout ce qu’on bâtit sur elle, il fallait que cette atmosphère religieuse fût dissipée. On ne l’a bien vu, le néant de notre base sociale, qu’après cent ans de destructions consécutives ; cent ans pendant lesquels notre France a chancelé de convulsions en convulsions, faute d’un point fixe où se reprendre, d’un terrain solide où assurer sa marche. Elle se dressait à mes yeux ; contre le mur de l’école, crevant à chaque effort le morceau de papier, raccommodant ses lambeaux pour le crever encore ; comme le crèveront à leur tour ces pauvres petits êtres, les enfans du peuple qu’on va rendre à l’incertitude du sort, qu’on va rendre à la misère, munis de cette pompeuse feuille de route.

Et de nouveau, ici ; devant la toile peinte qui raconte nos annales tourmentées, en regardant tous ces passans fameux qui ont dépensé tant de bonne volonté, de génie, de talens, pour ne rien fonder de durable, pour nous laisser une patrie rétrécie et