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toute civilisation ainsi que de toute législation, peuplées d’aventuriers, de desperadoes, de coureurs des prairies, qui, volontairement, se mettent et vivent hors la loi, donnant libre cours à leurs habitudes d’intempérance, à leurs instincts brutaux, à leurs passions sauvages. C’est un monde à part, monde peu connu, aux mœurs et aux coutumes étranges. De temps à autre une série de meurtres, de sanguinaires orgies ou d’implacables vendettas rappellent son existence et soulèvent un coin du voile, puis de nouveau le silence se fait ; l’isolement, la distance et l’humeur farouche des habitans écartent les curieux et tiennent la répression en échec.

Il attend son historien : Fenimore Cooper doublé de Bret Harte ; et, de fait, ce monde vaut la peine d’être décrit ; par le rôle qu’y joue la femme il rentre ; dans le cadre de ces études. Encore quelques années, il aura disparu, la marée montante de la civilisation l’aura submergé et de ces types étranges fera des légendes. Qui croira alors aux invraisemblables aventures d’une Belle Starr, idole des bandits de l’ouest, défi vivant jeté à la loi, incarnant en elle les audaces, les vices et l’intrépide sang-froid de ces outlaws qui, de père en fils, se vantent de « mourir dans leurs bottes, » le coutelas ou le revolver au poing, comme elle fit elle-même le 3 février 1889, à trente-cinq ans, après la plus singulière existence que l’on puisse imaginer, laissant une fille et un fils qui marchent sur ses traces. Les fragmens détachés de son journal, car Belle Starr avait reçu l’éducation que possèdent toutes les filles de l’ouest, permettent de reconstituer cette carrière aventureuse, incompréhensible dans notre milieu, impossible partout ailleurs qu’en Amérique.

Elle naquit à Carthage, dans l’état du Missouri. Son père, chef de guérillas du sud, prit une part active à la guerre de sécession et, dès sa jeunesse, Belle Starr se passionna pour les hardis coups de main, les actes de violence, de pillage et de meurtre de cette période sanglante. La guerre terminée, son père émigra dans le Kansas avec les débris de sa bande ; elle l’y accompagna. Amazone intrépide, dès l’âge de dix ans elle maniait le revolver et le lasso, la carabine et le bowie knife en fille dressée par de rudes compagnons, gens experts en ces matières, qu’enthousiasmaient l’audace et le courage de l’enfant. A pareille école elle se forma vite. La haine fermentait dans ces âmes violentes, haine des vaincus contre leurs vainqueurs, des aventuriers et des révoltés contre l’ordre, la loi et la réglementation sociale. Insurgés contre le nord, ils restèrent insurgés contre tout ce que personnifiait le nord, s’enfoncèrent dans les solitudes d’où, comme les loups que chasse la faim, ils ne sortaient que, pour se signaler par quelque défi brutal