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— de l’amour qui ravissait sainte Thérèse d’Avila en de sublimes extases. C’est ainsi que j’aime à me figurer, dans la solitude de sa cellule, la religieuse de Beja, récitant comme une douce litanie ces paroles de l’imitation qui ont versé leur baume consolateur à tant de cœurs blessés : « Il n’y a au ciel ni en la terre rien de plus doux que l’amour, rien de plus fort, rien de plus haut, rien de plus étendu, rien de plus joyeux, rien de plus rempli, rien de meilleur, — car l’amour est né de Dieu et ne se peut reposer qu’en Dieu par-dessus toutes les choses créées. Mon Dieu, mon amour, vous êtes tout à moi et moi tout à vous. »

Lorsqu’on s’est quelque temps laissé aller au charme de cette évocation, lorsqu’on a largement respiré le parfum de tendresse qui, après plus de deux siècles, s’exhale encore des lettres de la pauvre amante, on n’hésite plus à affirmer que la religieuse portugaise a vraiment existé. On se dit même que, si la vie se mesure à la conscience de vivre, peu de femmes furent plus vivantes, car il n’en est guère qui aient plus souffert et plus aimé. On se dit encore que cette frêle créature était douée d’une telle vitalité morale que, s’il eut dépendu d’elle, elle aurait eu le courage de recommencer l’existence. Ce serait là, si on la pouvait tenter, la grande épreuve des âmes. Combien en est-il qui, une fois délivrées du fardeau de la vie, consentiraient à le reprendre et à rentrer dans le cercle des vicissitudes humaines ?

Lorsque le héros de Virgile aperçut, dans les champs élyséens, les mânes qui se pressaient vers les eaux sacrées du Léthé afin d’y puiser, avec le principe d’une vie nouvelle, la quiétude et les longs oublis, un cri de pitié s’échappa de sa poitrine pour ces pauvres ombres, si follement avides de revoir la clarté des deux : Quæ lucis miseris tum dira cupido ! J’ai songé parfois qu’il y avait des âmes plus dignes d’une telle compassion, — celles qui, avant que de revivre, refuseraient d’oublier le passé.

Les plus nombreuses d’entre ces âmes-là ne seraient pas sans doute celles pour qui le voyage de la vie fut riant et prospère, — car ce sont les privilégiées du sort qui se disent toujours le plus lasses vers la fin de la route et qui souhaitent le plus ardemment de n’être jamais éveillées du sommeil éternel, mais plutôt celles que la réalité a meurtries, les âmes nobles et tendres, les esprits délicats, les consciences pures et timorées, et les cœurs rares qui ont la piété du souvenir. C’est à cette élite généreuse que se rallierait la religieuse portugaise ; car certes elle n’eût voulu revivre que pour sentir peser encore sur elle la mémoire des jours disparus.


MAURICE PALEOLOGUE.