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fut l’unique allégement de ses maux, elle la goûta avec délices. Cette âme, faite pour toutes les ardeurs et les jouissances de la vie, trouva une suavité infinie à « se sentir mourir d’amour. » Les accens qu’elle rendit alors demeureront éternellement touchans et pathétiques dans leur simplicité.

Une rare fierté la soutenait aussi dans ses épreuves. A la différence des amantes vulgaires qui tirent vanité de la passion qu’elles inspirent, elle plaçait tout son orgueil dans la puissance, de l’amour qui emplissait son être, de cet amour dédaigné, mais dont elle sentait le prix. « Je vous assure, écrivait-elle à son amant, que vous ferez bien de n’aimer plus personne. Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous m’avez pourtant dit autrefois que j’étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d’amour, et tout le reste n’est rien. » Elle écrivait encore certaine d’avoir imprégné à jamais de son souvenir, le cœur de l’homme qui l’avait abandonnée : « Je vous défie de m’oublier entièrement. Je me flatte de vous avoir mis en état de n’avoir plus sans moi que des joies imparfaites. » Elle croyait enfin de sa dignité, « de son honneur et de sa religion, » d’aimer toujours « parce qu’elle avait commencé d’aimer, » et elle se condamnait à souffrir toujours plutôt que de jamais oublier.

Un jour pourtant, elle eut une défaillance. Brisée de douleur, elle exhala cette plainte : « Quand est-ce que mon cœur ne serai, plus déchiré ? Quand est-ce que je serai délivrée de cet embarras cruel ? » Et, près de succomber, elle murmura ces mots : « M’avez-vous pour toujours abandonnée ? Votre pauvre Marianne n’en peut plus, elle s’évanouit en finissant cette lettre. Ayez pitié de moi. » Quelle grâce dans cette faiblesse passagère dans cet appel désespéré d’une créature jeune, aimante et qui se sent mourir ! Sa courageuse nature n’en est en rien diminuée ; car les consciences les plus fortes de l’humanité ont eu aussi, au moment des épreuves suprêmes, leur angoisse intime ; mais elle nous révèle ainsi qu’elle n’avait pas seulement les ardeurs et les fiertés de l’amour, et que les orages de la passion ne lui avaient pas desséché le cœur.

Le mystère, qui enveloppe les débuts de cette destinée mélancolique, on recouvre aussi la fin, et le charme de cette histoire amoureuse s’en accroît encore. Les souffrances par lesquelles la religieuse portugaise a acheté le droit de survivre au passé eurent-elles le sort habituel des sentimens humains et s’apaisèrent-elles d’elles-mêmes dans l’oubli ? Ou bien eut-elle l’âme assez forte et assez généreuse pour conserver pieusement sa douleur et la consacrer par le temps ? Je croirais plutôt que les exercices réguliers de la vie religieuse ne firent d’abord qu’entretenir sa flamme, — que sa passion grandit encore, — qu’elle se consuma jusqu’aux cendres, et que, près de s’éteindre, elle se ralluma sous la forme d’un autre amour, éternel, infini,