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Il est enfin un argument contre lequel aucune critique ne saurait prévaloir : les Lettres portugaises révèlent, affirment leur authenticité par l’accent inimitable de sincérité qui s’échappe d’elles. Ces pages portent elles-mêmes témoignage de l’âme qui les a inspirées. Si parfaite soit une œuvre d’art ou de littérature, elle n’est jamais qu’une copie de la vie ; elles sont la vie même.

Ce n’est plus de raisonnement qu’il s’agit ici, c’est de sentiment. Il faut lire et relire. Les Lettres non plus avec l’esprit, mais, si je puis dire, avec le cœur. Plus de doute alors que, l’amour n’ait passé par là, — sa flamme y est encore toute vive. Pour peu qu’on ait le don de sympathie, on sent naître cette émotion particulière, faite de pitié, de tendresse, de retour mélancolique sur soi-même, qu’appelle du fond de notre être la confidence d’une grande douleur. Pour peu qu’on incline au rêve, la douce vision, depuis si longtemps évanouie, semble s’éveiller à la vie, à cette vie idéale qui est peut-être plus vraie que celle de la réalité. On se plaît à la suivre, d’une pensée recueillie, dans la voie douloureuse où, lambeau par lambeau, elle laissa tout son cœur, et l’on croit assister au long tourment de cette âme en détresse.

Que ses joies furent courtes ! Quelle faible trace elles ont laissée dans sa correspondance ! A peine quelques réminiscences, entre lesquelles se détache, avec une précision singulière, le souvenir du jour où pour la première fois elle aperçut l’homme qu’elle allait adorer et où elle commença de l’aimer en secret. C’est la seule indication de date et de fait que renferment les Lettres portugaises ; mais comme elle est véridique ! N’est-ce pas le propre de l’amour de graver en nous, dans les moindres détails, la mémoire de l’heure et l’image du lieu où il est né ? On ignore parfois comment ont fini des passions que toute une existence semblait ne devoir jamais épuiser : elles se sont perdues dans l’ombre, dans l’éloignement, dans la banalité, dans l’oubli ; comme ces grands fleuves mystérieux d’Asie qui, fatigués, d’un trop long cours, dispersent leurs eaux lentes et sablonneuses à travers mille embouchures vagues et sans nom. Mais les souvenirs d’un amour à son début sont pareils aux impressions de l’enfance, ils ont une persistance extraordinaire, ils ressuscitent toujours.

Quant à ces souffrances, elles furent peu communes. La religieuse portugaise était de ces âmes nobles qui ne se donnent qu’une fois et ne se reprennent jamais. Du jour où elle ne s’appartint plus, elle comprit clairement qu’il s’agissait désormais pour elle d’être aimée ou de mourir. Quand elle se vit trahie et délaissée, elle souffrit tout ce que peut endurer une créature humaine. Un long supplice tortura son cœur. L’étrange volupté que l’excès même de la douleur procure parfois aux êtres d’une sensibilité trop exquise