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d’énormes fortunes et de grandes misères à une aisance restreinte, mais générale, a déterminé du même coup une série de phénomènes sociaux. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets qu’en Europe ; l’agglomération ouvrière : la haine des riches et le socialisme menaçant ; l’âpre lutte pour l’existence : la souveraineté de l’argent, la concurrence acharnée ; et, conséquence de ce conflit : la sujétion ou l’abjection de la femme, hors d’état de lutter, découronnée de sa primitive auréole, réduite à tout demander et à tout attendre de l’homme.

Rien ne prouve mieux à quel point les phénomènes sociaux sont indépendans des systèmes politiques, de quelles illusions on se leurre en les estimant solidaires et en attribuant, suivant ses prédilections personnelles, une vertu magique à telle ou telle forme de gouvernement. Pas plus que le pouvoir absolu, la démocratie ne met les peuples à l’abri de maux dont ni l’un ni l’autre ne sont la cause et que tous deux sont inhabiles à guérir. En quel pays, moins qu’aux États-Unis, semble-t-il, aurait dû se propager et s’étendre cette lèpre de la prostitution contre laquelle tout semblait conspirer, au début, pour abriter la jeune république ? Aux primitives barrières religieuses et morales, combien d’autres ajoutées depuis ; que d’efforts tentés pour arrêter le mal à sa naissance, pour l’enrayer et le circonscrire ensuite, pour ouvrir à la femme des voies nouvelles, pour assurer son indépendance en offrant à son intelligence et à son travail un rémunérateur emploi ! La démocratie américaine fut la première à donner aux femmes accès à certaines fonctions administratives et publiques, à leur reconnaître des droits égaux à ceux de l’homme aux professions dites libérales, de même qu’elle a pris l’initiative de leur concéder le droit de vote, dans certains cas déterminés, et que le jour est proche où ce droit, plus étendu, leur permettra d’élargir le cercle de leur influence. Certes on ne saurait reprocher aux législateurs d’avoir assisté, impassibles, aux progrès d’un mal qu’ils ont tout fait pour conjurer, non plus qu’à l’opinion publique d’y être demeurée indifférente. L’initiative privée, là encore, est efficacement intervenue et l’on a vu de nobles femmes, comme miss Catherine L. Wolfe, dont les pauvres de New-York gardent le souvenir, héritière d’une fortune de 35 millions, prodiguer ces millions pour venir en aide à ses sœurs déshéritées, créer des refuges pour les jeunes filles et étendre, jusque dans les sections les plus éloignées de l’Union, les bienfaits de son inépuisable charité.

C’est au cœur et aux extrémités que le mal sévit en effet : dans les grandes villes, comme New-York où l’on ne compte pas moins de 30,000 prostituées, dans les grands centres industriels tels que Chicago, et puis aussi dans ces localités lointaines, en dehors de