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de véritables lettres, mais l’œuvre maladroite, le roman mal combiné de quelque écrivain anonyme.

Il est surprenant que, depuis qu’on lit les Lettres portugaises, personne n’eût encore aperçu ces contradictions ; mais il est non moins singulier que, puisqu’on les a enfin signalées, on ne se soit pas avisé de les concilier par un procédé critique d’un usage bien fréquent pourtant dans l’étude des recueils épistolaires ; — le rétablissement de la suite des lettres dans l’ordre des dates. Un examen quelque peu réfléchi eût bientôt démontré que la succession chronologique avait été troublée par l’éditeur primitif, et que les incohérences constatées ne sont qu’apparentes.

La lettre que l’on considérait jusqu’ici comme la quatrième de la série est évidemment la première. L’amant de la religieuse vient de quitter le Portugal ; à peine en mer, une tempête l’a jeté sur la côte de l’Algarve ; C’est par un de ses lieutenans demeuré à Reja, que la nouvelle de cet accident arrive jusqu’à sa maitresse. Comment, lui écrit-elle, n’a-t-il pas pris la peine de l’en informer directement ? « Etes-vous donc persuadé que votre lieutenant prenne plus de part que moi à ce qui vous arrive ? Pourquoi ne m’avez-vous point écrit ? .. Qu’on a de peine à soupçonner la bonne foi de ceux qu’on aime ! Vous m’avez consommée par vos assiduités ; vous m’avez enflammée par vos transports ; vous m’avez charmée par vos complaisances, — et les suites de ces commencemens si heureux ne sont que des larmes, que des soupirs et qu’une mort funeste, sans que je puisse y apporter aucun remède… »

La lettre classée la deuxième reste à sa place. Elle est presque datée du mois de mai 1668, par l’allusion à « la paix de France[1], » qui vient d’être conclue. Depuis six mois, pas un mot de souvenir n’est parvenu à la religieuse : « Vous ne devriez pas me maltraiter, comme vous faites, par un oubli qui me met au désespoir. J’attribue tout ce malheur à l’aveuglement avec lequel je me suis abandonnée à m’attacher à vous. Je vois bien le remède à tous mes maux ; et j’en serais bientôt délivrée si je ne vous aimais plus. Mais, hélas ! quel remède ! Non, j’aime mieux souffrir encore davantage que de vous oublier. Je ne puis me reprocher d’avoir souhaité un seul moment de ne vous plus aimer…. Pourquoi faut-il qu’il soit possible que je ne vous verrai peut-être plus jamais ? .. »

Enfin, après une attente désespérée, une lettre arrive de France, et la pauvre créature se reprend à croire aux vagues promesses de retour de son amant. « Hélas ! lui écrit-elle dans la première lettre (qui devient ainsi la troisième de la série), hélas ! Votre dernière

  1. La paix d’Aix-la-Chapelle, signée le 2 mai 1668 et ratifiée le 17 du même mois.