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reçoivent une belle lettre d’amour se feraient honte en la publiant[1]. » Il est donc à présumer que lorsqu’on désigne, dans les salons de Versailles, le marquis de Chamilly comme l’auteur de la publication des Lettres portugaises, on prononça contre lui, de ce chef, le jugement que tout esprit bien né porterait aujourd’hui. La postérité serait donc en droit déjà, si la nature humaine n’était faite de contradictions et si les plus belles âmes n’avaient donné souvent le spectacle des plus étranges défaillances, de s’étonner d’une telle indélicatesse chez un homme que Saint-Simon tenait pour « le meilleur du monde et le plus plein d’honneur, » et à qui tous les témoins de sa vie reconnaissaient un caractère élevé et généreux.

On a fait remarquer d’abord que le premier éditeur des Lettres portugaises (1669) ignorait le nom de celui à qui elles avaient été adressées, qu’en 1678 un éditeur de Cologne inscrivit sous le titre de l’ouvrage ces mots : « [Lettres] écrites au chevalier de C., officier français en Portugal, » et, que c’est seulement en 1690, — vingt et un ans après l’apparition des Lettres, — qu’un libraire de La Haye apprit aux lecteurs que « le nom de celui auquel on les a écrites est M. le chevalier de Chamilly. » Sur quelles preuves le libraire hollandais s’appuyait-il pour désigner ainsi Chamilly comme le destinataire de cette correspondance amoureuse ? Il ne le disait pas. Or le maréchal de Chamilly n’a jamais porté le titre de « chevalier » : les documents officiels rappellent « comte de Chamilly » des 1658, — « comte de Chamilly Saint-Léger » en 1664, — « marquis de Chamilly. » (après la bataille de Villaviciosa) en 1667. On voit par là que, longtemps avant la campagne de Portugal, le titre qui précédait son nom était supérieur à celui de chevalier. Ce n’est donc certainement pas lui que l’éditeur de 1678 avait voulu désigner, par « le chevalier de C… » Non qu’il n’y ait eu au XVIIe siècle des Chamilly, portant ce titre, car on en connaît deux, le chevalier de Malte Louis, frère du maréchal, et son neveu François. Mais, le premier, outre qu’il ne servit jamais en Portugal, fut tué au siège de Bougie en 1664, c’est-à-dire quatre ans avant la paix d’Aix-la-Chapelle à laquelle fait allusion une des lettres de la religieuse, — et l’autre ne naquit, qu’en 1669, c’est-à-dire l’année même où parurent les Lettres[2]

  1. Conversations nouvelles, II, p. 503.
  2. . L’éditeur de 1690 ne s’était probablement fondé que sur l’identité d’initiale du nom pour reconnaître Chamilly dans le Chevalier de C… dont parlait l’éditeur de 1678. On pourrait, avec plus d’apparence de raison, designer comme destinataire des Lettres portugaises, le chevalier de Clermont, de la maison de Clermont-Lodève, qui prit part aussi en 1667 à l’expédition de Portugal et qui fut un des plus hardis, un des plus célèbres libertins de son temps.