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l’historien, qui, toujours déflore ou diminue ce qu’il touche, s’approcher de ces figures aimées et chercher à les dépouiller du voile mystérieux qui les enveloppait si gracieusement. Combien peu, ont triomphé de la redoutable épreuve !

Mais c’est chose plus grave encore lorsque la critique, appliquant à ces créatures légères, vaporeuses, ses procédés d’analyse impitoyable, s’efforce de démontrer qu’elles n’ont jamais vécu et qu’elles sont sorties tout d’une pièce du cerveau, de quelque artisan de la parole ou de la pensée. Pour qu’elles exercent tout leur charme, il est indispensable, en effet, qu’elles aient vécu. Avant que la légende les prenne, il faut qu’elles aient subi l’épreuve de la réalité et que, selon la belle expression des Anciens, elles se soient acquittées de la vie, defunctœ vita. Si les êtres de pure fiction, les créations de la fantaisie littéraire, intéressent parfois notre curiosité, elles n’ont droit ni à notre sympathie ni à notre pitié ; si elles parlent à notre imagination et séduisent notre esprit, elles ne touchent pas notre cœur. Mais les ombres qui réellement existèrent, ont un attrait de vérité et je ne sais quoi de touchant, de presque sacré que rien n’égale ni ne remplace. Elles seules font entendre l’écho de leur âme à travers les générations ; elles seules passent à travers les âges, survivant longtemps à l’ordre de choses, dans lequel s’écoula leur vie mortelle, — se transformant peu à peu dans la mémoire des hommes et se prêtant ainsi à ce perpétuel besoin, qu’à l’esprit humain de refondre et de remodeler les figures dont il a composé sa légende morale. Et si, par surcroît, elles nous ont laissé quelque témoignage écrit de leur âme, alors vraiment on peut dire d’elles :


Spiral adhuc amor
Vivuntque commissi calores
Æoliæ fidibus puellæ.


Dans le cortège de ces figures un peu vagues qui survivent du passé, il n’en était guère de plus touchantes que cette religieuse portugaise, dont les lettres ont immortalisé le grand amour. Quelques cris de passion épars dans un fragment de correspondance avaient suffi à lui conquérir la sympathie des cœurs sensibles : on s’était pris de pitié pour une âme jeune et aimante qui avait tant souffert, et une grâce singulière, attendrie, un peu mystérieuse, s’était attachée à cette vision d’autrefois.

Mais voici qu’aujourd’hui la critique, lui contestant d’avoir jamais vécu et ne voulant plus voir en elle qu’une héroïne de roman, l’expose à perdre le plus pur de son charme et tous ses titres à notre compassion.