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dépend beaucoup plus que de son auteur, — la race, le milieu, le moment, — M. Taine a réduit au minimum la part de l’auteur dans son œuvre, et son rôle ou plutôt sa fonction à celle d’un intermédiaire entre la nature et le public. Un drame de Shakspeare, c’est l’expression ou le témoignage de la conception que se faisait du monde et de la vie l’Anglo-Saxon du XVIe siècle, au sortir de la guerre des deux Roses, dans la confusion de sentimens et d’idées soulevée par la Réforme et par la Renaissance. Pareillement, un recueil d’odes ou d’élégies, les Méditations ou les Feuilles d’automne, c’est avant tout un document sur l’état d’esprit d’un Français du XIXe siècle, au lendemain de la Révolution. On voit la liaison du principe avec la théorie de l’impersonnalité dans l’art. Puisque la valeur de l’œuvre se mesure exactement au nombre et à la profondeur des caractères durables, — de moment, de milieu et de race, — le problème n’est plus pour l’artiste que d’exprimer, avec autant de fidélité qu’il le pourra, le plus et les plus profonds de ces caractères. S’il n’en exprime en effet qu’un ou deux, les plus particuliers et les plus superficiels, son œuvre, superficielle et particulière comme eux, ne manquera-t-elle pas de compréhension, de signification, de portée historique ? Et le talent consistera, sous la mobilité des apparences, à saisir d’abord et à fixer ensuite, ce qui ne s’atteint, comme étant caché, qu’à force d’observation, de patience et de désintéressement.

Il y a trente ans, dire cela, c’était fonder le réalisme sur son plus ferme appui. Mais c’était de plus lui indiquer de quelle manière il fallait qu’il s’y prît pour toucher le but qui n’était encore alors que l’objet lointain et obscur de ses ambitions. C’était enfin lui donner la confiance de sa force et l’orgueil de son rôle, en lui montrant que, bien loin d’avoir apparu comme un météore, — qui s’élève à l’horizon, qui brille et qui s’efface, — il n’était qu’une conséquence, ou plutôt qu’une forme lui-même, la forme littéraire, d’un mouvement des esprits dont l’importance se manifestait alors partout, dans la peinture comme dans la littérature et dans la science connue dans la philosophie. On est toujours flatté de concourir à une grande œuvre, et d’autant qu’on la croit plus grande, on y travaille plus courageusement.

De toutes ces influences, auxquelles on pourrait joindre encore, comme ayant agi dans le même sens, l’influence du roman anglais, de Dickens et de Thackeray surtout, dont M. Taine, — avec M. Emile Montégut, — n’a pas contribué médiocrement à répandre la connaissance parmi nous, s’est formé le Naturalisme. J’en ai tant parlé depuis une quinzaine d’années qu’en vérité c’est à peine si j’ose en reparler encore. Que pourrais-je dire de M. Daudet, ou de M. Zola, que je n’en vie déjà dit ? En supposant d’ailleurs que j’y