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leur sert à eux-mêmes de preuve de leur indépendance, elle leur est un témoignage de leur supériorité. Le Moi, content et gonflé de lui-même, se dilate orgueilleusement dans une espèce de fausse conscience de sa violence, qu’il prend pour de la force, et de sa témérité, qu’il appelle du nom de hardiesse. L’abus de l’imagination a jeté les Hugo même et les Lamartine, les George Sand et les Michelet dans les erreurs d’art que l’on sait, — car je ne veux rien dire ici des autres ; — mais l’abus de l’imagination, on le voit, c’est chez eux un excès de confiance en eux-mêmes, c’est encore et toujours l’exagération du sentiment individuel ; c’est proprement une conséquence et la manifestation extérieure de l’hypertrophie du Moi.

N’en dirai-je pas autant de l’exagération et de l’excès de leur sensibilité ? Quand on délivre l’homme de toute contrainte et de toute règle, quand on fait de lui le centre du monde, c’est aux impulsions de sa sensibilité qu’on l’abandonne ; et, de toutes ses facultés, c’est la plus changeante, la plus diverse, la plus dépendante elle-même des moindres occasions, qu’on lui donne pour guide. Qui ne le voit, en effet, que ce qui nous caractérise individuellement, à peine est-ce, en vérité, notre faculté de penser ou de vouloir, quelque inégale qu’elle soit d’un homme à un autre homme, mais c’est notre faculté de sentir, dont il y a presque autant de modes que d’individus ? « Tous les goûts sont dans la nature, » dit un commun proverbe ; et cela signifie qu’irréductibles, et quelquefois inconciliables entre eux, « nos goûts » sont nous-mêmes, la base physique de notre être, si l’on peut ainsi dire, puisqu’ils sont en nous l’héritage de toutes les influences qui nous ont façonnés. Ou, en d’autres termes encore, tandis que les objets de l’action et de la pensée sont extérieurs à nous, nous ont précédés et nous survivront, notre capacité d’être affectés ou émus, naissant avec chacun de nous, est uniquement relative à nous et disparait avec chacun de nous. Il était donc inévitable qu’en faisant du Moi le principe, le moyen et la fin de l’art, le Romantisme fût conduit, sur les traces de Rousseau son maître, à faire de la sensibilité la mesure, la règle et le tout de l’homme. Mais il n’était pas moins nécessaire qu’en proposant à l’art la sensibilité comme unique moyen d’expression du Moi, il le détournât de son but, qui n’est, après tout, que d’entretenir à sa manière, parmi les hommes, lacon-science de leur solidarité.

Faut-il peut-être aller plus loin ? On le pourrait, si l’on le voulait. D’où croyez-vous, en effet, que vienne dans la poésie romantique ce je ne sais quoi de morbide qui la colore ou qui l’irise de teintes suspectes et parfois livides ? Ne serait-ce pas Rousseau peut-être qui l’y aurait introduit ? et, comme je crois l’avoir indiqué quelque