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qui semble n’avoir été plus difficile à personne, dans l’histoire du théâtre français, qu’à l’auteur d’Hernani, — si ce n’est peut-être à celui de Zaïre et d’Alzire. Cependant, quand nous assistons à la représentation d’un drame, c’est pour voir vivre, souffrir et pleurer sur la scène des hommes comme nous ; il y a là une condition ou une convention nécessaire du genre ; on ne peut pas la violer sans faire autre chose que du drame, et nous donner ce qu’Hugo nous donne, en effet : lui, toujours lui, lui partout, sous les traits de Barberousse ou de Gennaro. On a d’ailleurs trop souvent insisté sur ce défaut capital de l’œuvre dramatique d’Hugo pour qu’ici j’aie besoin que de le rappeler. Je tâche uniquement de faire voir que par un autre chemin nous arrivons encore à la même conclusion. Comme l’excès du lyrisme avait dénaturé la critique et l’histoire, c’est bien lui qui, dans l’école romantique, a faussé la notion du drame. Et je ne dis pas, s’il vous plaît, que de cette erreur même sur les conditions essentielles d’un genre on n’ait pas tiré des effets extraordinaires, puisque au contraire je soutiens que la beauté des effets nous a procuré quinze ou vingt ans d’illusion sur la portée de l’erreur. Ainsi, la passion, la fièvre, ou le délire décuplent les forces de l’homme, mais ce sont toujours le délire, la fièvre ou la passion.

Mêmes effets, et même cause, opérant par des moyens à peine différens, je les retrouve encore dans l’histoire ou dans l’évolution de la poésie proprement dite. Comme cela s’était vu jadis, à l’âge héroïque de la tragédie française, ainsi, lorsque deux ou trois grands poètes, — et de moins grands au-dessous d’eux, — eurent marqué de leur ineffaçable empreinte ce qu’ils avaient trouvé en eux de sentimens inexprimés jusqu’alors, il fallut les imiter ou s’égarer ; et on les imita beaucoup ; mais on s’égara davantage. Alors, dans les cénacles, il n’y eut plus d’étudiant en droit qui ne prît le monde à témoin des infidélités de sa Ninette ou de son Elvire, Elvire, qui ravaudait des bas, et Ninette, qui piquait des bottines ! Alors, dans le fond des provinces, les femmes des vétérinaires, au lieu d’élever leurs enfans et de surveiller leur cuisinière, se plaignirent d’être incomprises. Alors, enfin, les charlatans d’estaminet, et jamais peut-être il n’y en eut plus qu’en ce temps-là, cherchèrent, au moyen de l’alcool ou de l’absinthe, à développer en eux l’originalité que la nature n’y avait pas mise. Telles sont en effet les inévitables conséquences d’une, doctrine qui faisait du poète l’unique matière de ses chants. Pour se chanter il fallait se sentir ; et, si l’on ne trouvait rien en soi que d’assez vulgaire, ou plutôt d’assez banal, il fallait bien inventer une manière de se distinguer. Puisque d’ailleurs l’amant de Ninette ou d’Elvire osait se plaindre d’elles, elles aussi, les femmes, n’avaient-elles pas à dire les trahisons des hommes ? Et