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genres l’ont subie, sans en excepter ceux que l’exaltation du sentiment individuel, bien loin de les vivifier ou de les renouveler, ne pouvait que corrompre. Il est temps de le montrer maintenant, et qu’après avoir été la raison de la grandeur du Romantisme, le même et seul principe est devenu la cause de sa mort.

Peut-on nier qu’il y ait des lois des genres ? Je ne le pense pas ; mais, quand on le nierait, il resterait toujours que les genres, n’ayant dans l’histoire ni la même origine, ni conséquemment le même objet, ne sauraient donc non plus, sans cesser d’être eux-mêmes, se développer par les mêmes moyens. La critique, par exemple, n’a pas été inventée aux mêmes fins que le roman ou que la poésie ; et, d’autre part, si l’on voulait, comme on le pourrait, faire dériver l’histoire de l’épopée, Hérodote d’Homère, et Joinville ou Froissart de l’auteur anonyme de la Chanson de Roland, on devrait encore avouer qu’en se différenciant, l’histoire et l’épopée se sont donc distinguées, qu’elles ont passé de l’homogène à l’hétérogène, et qu’avec une individualité qui leur est propre, elles ont acquis l’une et l’autre ce qu’il leur fallait pour la développer et pour la préserver. C’est ce que n’a pas su le Romantisme, à son grand dommage ; et c’est ce qu’il semble, encore aujourd’hui même, que l’on persiste à ne vouloir point voir. On feint de croire qu’il s’agirait de contrarier ou de gêner la liberté de l’artiste, et de renouveler contre lui les prescriptions des anciennes rhétoriques. Cependant il n’est question que de reconnaître et de préciser les caractères des genres, qui, s’ils en marquent les limites, c’est parce qu’ils en font, à vrai dire, la définition.

Je ne veux point parler de quelques cas dont la discussion m’entraînerait trop loin ; mais il est bien évident que la critique et l’histoire ne sont pas faites pour servir à l’historien et au critique d’un moyen d’expression de lui-même. Shakspeare n’a pas écrit son Hamlet ou son Othello pour que les Gervinus ou les Ulrici nous fissent à ce propos la confidence de ce qu’ils sont eux-mêmes ; et Cromwell ou Richelieu n’ont pas sans doute été mis au monde pour qu’à l’occasion d’eux Thomas Carlyle, par exemple, ou Jules Michelet, se fissent plaindre ou admirer de nous. Il semble, comme l’on dit, que cela saute aux yeux ! Historiens et critiques, s’il avaient à nous parler d’eux-mêmes, ils devaient le faire loyalement, à visage découvert, sans vouloir profiter pour eux de la popularité des œuvres et des noms dont ils se faisaient en apparence les commentateurs ou les historiens. Puisqu’ils ne croyaient pas leur personne moins intéressante pour nous que pour eux-mêmes, ils devaient écrire Manfred ou Don Juan, les Feuilles d’automne et les Contemplations ; et, au fait, c’est ainsi, disions-nous, que Sainte-Beuve avait commencé par écrire les Pensées