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d’inspiration ! On n’en trouve plus aujourd’hui, des mélodies de quinze ou vingt mesures, dessinées avec cette grâce, avec ces inflexions élégantes et ce contour exquis. Il est doux, sympathique entre tous, le thème de l’Innocent, et voilé, par la sonorité du saxophone, d’une ombre de mystère et de mélancolie. Toutes les deux mesures, une clarinette pose trois ou quatre notes monotones, douces aussi, comme une caresse, comme un baiser sur le front obscurci de l’enfant, et je ne sais rien de plus pénétrant que cette page d’orchestre, rien qui fasse éclore en nous plus de rêves, rien qui nous plonge aussi profondément dans cette douce ivresse, comme du poète, et que les musiciens connaissent mieux encore, « où la bouche sourit, où les yeux vont pleurer. »

Mais voici qu’une plainte plus âpre s’exhale, plainte d’un plus terrible et plus douloureux égarement. Presque imperceptible d’abord, elle grandit peu à peu. Comme dans les crises de souffrance physique, les élancemens se rapprochent, s’exaspèrent, la mélodie ne gémit plus, elle crie, et l’orchestre entier se débat dans les convulsions et les sanglots. Jamais, au cours du drame, nous ne réentendrons ainsi le thème de Frédéri tout entier. Les deux premières mesures seules reviendront, merveilleusement appropriées au travail latent et, fatal qui se fait dans l’âme possédée, symbole et symptôme auquel notre oreille ne se trompera plus, de la fièvre qui dévore le pauvre fou d’amour.

Comme Bizet les a comprises et aimées, ces deux âmes fraternelles de l’Innocent et de Frédéri ! Avec cruelle délicatesse il a sondé l’obscurité de l’une et la blessure de l’autre ! Au premier tableau, tandis que l’Innocent écoute les récits du vieux berger Balthazar, avec quelle sollicitude la musique épie dans ses yeux la moindre lueur de raison ! La phrase incertaine flotte à l’aventure, cherchant sa route à travers mille variantes d’harmonie, s’embarrassant dans de vagues accords, revenant sur elle-même sans pouvoir trouver sa résolution naturelle et son complet épanouissement. Au second tableau encore, devant l’indifférence maternelle, comme la pauvre petite âme se replie sur elle-même, et comme se replie aussi la mélodie ! Si par hasard, subitement émue, la mère se jette sur l’Innocent et l’embrasse bien fort, aussitôt, par un simple changement de rythme et de mouvement, comme le thème s’anime et se passionne !

Et le thème de Frédéri ! Il suit le malheureux garçon comme son ombre. Il fait plus que le suivre, il couve en lui-même, il le possède tout entier et toujours ; il fermente sourdement dans son âme, et de temps en temps il déchire l’orchestre, pareil à un frisson de fièvre, a un sursaut de douleur. A la fin du drame, quand Frédéri, pieds nus, l’œil hagard, les cheveux hérissés, traverse le