Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/830

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’applaudir l’Arlésienne qu’au concert ! Comme si l’on pouvait séparer les deux moitiés de ce tout indivisible, détacher les couleurs de la toile ; comme si la suprême beauté de ces mélodies, de ces ritournelles, de ces accords, car parfois il n’y a rien de plus, n’était pas justement dans leur indissoluble attache et dans leur adhérence, pour ainsi dire, aux situations, aux paroles et aux gestes !


De grand matin j’ai rencontré le train
De trois grands rois qui allaient en voyage ;
De grand matin j’ai rencontré le train
De trois grands rois dessus le grand chemin.
Venaient d’abord des gardes du corps,
Des gens armés, avec trente petits pages.
Venaient d’abord des gardes du corps,
Des gens armés dessus leur justaucorps.


Telles sont les paroles naïves d’un vieux noël, très populaire dans la Provence et le Comtat et attribué au roi René : la Marche des Rois. Quant à la musique, elle est, dit-on, postérieure de deux siècles et connue sous le nom de Marche de Turenne. Cet air, par lequel débute l’ouverture, est pour ainsi dire le titre musical de l’œuvre ; comme le titre littéraire, il évêque la vision du pays, du beau pays de Provence. Cette mélodie se grave dans la mémoire avec la précision et la netteté des horizons de là-bas ; elle s’associe pour toujours à la vue ou au souvenir des paysages, dont elle semble l’émanation sonore. Si vous comprenez, si vous aimez l’Arlésienne, vous ne foulerez plus l’herbe des Alyscamps, l’herbe courte que paissent les chèvres des pâtres aux vêtemens roux, vous ne franchirez plus le seuil d’un mas caché sous les mûriers sans vous chanter cette chanson. Une rude chanson d’abord, quand l’orchestre l’attaque avec âpreté ; plus douce ensuite, attendrie, attristée par des harmonies d’une mélancolie charmante. Deux fois elle revient en mineur, d’abord incertaine et troublée, puis un peu raffermie par de légers frissons de tambours ; en majeur, elle se fortifie encore davantage et reprend enfin hardie, presque dure, comme elle avait commencé. Le reste de l’ouverture est fait de deux idées : l’une caractérise l’Innocent, le pauvre petit dont la raison sommeille et finira par s’éveiller ; l’autre exprime la peine d’amour dont souffrira et mourra Frédéri. Des deux frères, il faut que l’aîné succombe pour que le plus jeune revive : tout le drame est fait de cet horrible marché.

Dans sa préface musicale seulement, comme pour nous les présenter, Bizet a développé jusqu’au bout les deux phrases ; au cours de l’œuvre il ne fera plus que les rappeler. Mais ici il les déroule tout entières ; avec quelle abondance, avec quelle longueur