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III

Les Pêcheurs de perles, le premier opéra de Bizet, furent représentés au Théâtre-Lyrique on 1863, sans grand succès. Du livret, le titre est ce qui vaut le mieux : il a quelque chose d’harmonieux et de musical. La pièce n’offre guère qu’une situation, ou plutôt un tableau, qui termine le premier acte : la vierge Leila priant la nuit pour les pêcheurs qui sont en mer. La rivalité de Zurga et de Nadir, amis d’enfance, épris de la même inconnue entrevue autrefois dans une pagode et qui naturellement n’est autre que Leila ; le manquement de la jeune fille à ses vœux de prêtresse et de vierge, ses amours avec Nadir, la colère de Zurga, puis sa démence, tout cela est fort banal et fort ennuyeux. À défaut d’un drame, Bizet a fait des paysages, et avec l’exquise mélodie : lez Adieux de l’hôtesse arabe et le petit acte de Djamileh, les Pêcheurs de perles constituent la part de l’exotisme dans l’œuvre du maître.

L’exotisme de Bizet ne fut pas, ou du moins ne resta pas tout à fait celui de Félicien David. Chez Bizet, chez le Bizet de Djamileh, l’Orient n’est que le cadre ; chez Félicien David, il est le tableau même. Les personnages de Lalla-Roukh vivent à peine ; ils ne se détachent guère plus que les figures peintes sur le fond des porcelaines ou des laques orientales. Ils s’absorbent dans la nature qui les environne, dont ils font partie comme de belles fleurs, au milieu de laquelle ils chantent comme des oiseaux, d’instinct et presque sans passion. Les personnages de Djamileh, nous le verrons, sont plus humains ; le sentiment, chez eux, prime la sensation. Mais l’inspiration des Pêcheurs rappelle encore Félicien David. L’orchestre, parfois très animé, très dramatique, avec des pressentimens de Carmen, accompagne parfois aussi de délicieuses barcarolles : la romance de Nadir : Je crois entendre encore, caché sons les palmiers ; l’air de Leila : Comme autrefois dans la nuit sombre, auquel Bizet donnera un jour pour pendant l’air de Micaëla, « au troisième acte de Carmen. Jamais Félicien David n’a soupiré de plus rêveuses, et, pour ainsi dire, de plus immobiles cantilènes.

Le premier acte des Pêcheurs de perles est de beaucoup le meilleur, et le seul complet. Là se trouve le fameux duo des hommes, que MM. Duchesne et Bouhy chantèrent, arrangé par M. Guirand en Pie Jesu, à l’enterrement du maître. Il est très beau, ce duo ; les voix du ténor et du baryton y sont dans une relation constamment originale ; sur un accompagnement de harpes mystérieux et sacré, la mélodie s’étage par des progressions qui lui donnent une solennité croissante.