compte sur cette providence dont tu me parles, pour triompher bientôt et complètement du mal ; car ce serait en vain qu’elle m’aurait donné des succès et de telles espérances ; je me croirais dégagé de toute reconnaissance envers elle, si elle ne m’accordait la santé de ma mère. C’est là le premier bien que je désire et le seul que je demande à Dieu. Pour ce qui me regarde, je m’en charge et n’ai besoin de personne. »
Cette mère tant aimée, le pauvre garçon ne la conserva pas longtemps. Il revint précipitamment d’Italie pour la voir mourir. Mais il garda pieusement son souvenir, et le duo de Carmen entre José et Micaëla, ce duo si plein de tendresse filiale, n’est peut-être qu’un discret hommage à la chère mémoire.
Entre le fils et les parens, tout était commun, les joies et les peines, l’espérance comme le doute. Bizet espérait beaucoup de lui-même et, dans ses lettres intimes, sans affectation d’humilité il avouait aux siens sa confiance en l’avenir : « Je sens que plus je vais, plus j’avance… Je sais très bien mon affaire ; j’orchestre bien, je ne suis jamais commun, et j’ai enfin découvert le Sésame tant cherché… Si d’autres m’entendaient, ils me prendraient pour un fou, mais vous savez que je ne suis point un sot ; vous savez ce que je veux vous dire. J’ai conscience de ce que je sais, de ce que je vaux, et quand je dirai : je suis arrivé, il y aura beaucoup de gens de mon avis. »
N’accusez pas d’orgueil l’adolescent qui parlait ainsi de lui-même. Devenu un homme et un maître, il prendra la critique avec modestie et bonne humeur. Un de nos confrères, c’est lui-même qui le raconte, ayant parlé un jour incidemment et sans bienveillance de Djamileh, reçut de Bizet la partition récemment parue de l’Arlésienne avec cette dédicace : « Si vous continuez vos éreintemens, monsieur, je vous enverrai Djamileh. Ne me poussez pas jusqu’aux Pêcheurs de perles. Mille amitiés cordiales. »
« Une autre fois, — c’était à la première de Carmen, — il rompit le cercle des amis qui l’entouraient et le félicitaient, pour aller serrer la main à un critique qui ne le gâtait guère : « Dites-moi la vérité vraie, lui glissa-t-il en le prenant à part, vous savez que je suis un homme auquel on n’est pas absolument tenu de dire que tout ce qu’il fait est admirable[1]. » Aussi ne le lui dirons-nous pas, même après sa mort. Mais en dépit de sa modestie, au lendemain de l’Arlésienne et de Carmen, le pauvre garçon pouvait, sans trop se flatter, se dire : « Je suis arrivé ! » Hélas ! quel regret et quel remords ! Il a fallu qu’il mourût pour que tout le monde fût enfin de son avis.
- ↑ V. Wilder, Ménestrel du 18 juillet 1875.