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plus que jamais convaincu que Mozart, et Rossini sont les deux plus grands musiciens. Tout en admirant de toutes mes facultés Beethoven et Meyerbeer, je sens que ma nature me porte plus à aimer l’art pur et facile que la passion dramatique. De même en peinture, Raphaël est le même homme que Mozart ; Meyerbeer sentait comme Michel-Ange. »


« 31 décembre 1858.

« Mon goût se prononce définitivement pour le théâtre, et je sens vibrer certaines fibres dramatiques que j’ignorais, jusqu’à ce jour. Enfin, j’ai bon espoir. Encore une bonne chose. Jusqu’à ce moment, je flottais entre Mozart et Beethoven, Rossini et Meyerbeer. Maintenant je sais ce qu’il faut adorer. Il y a deux sortes de génies : le génie de la nature et le génie de la raison. Tout en admirant immensément le second, je ne te cacherai pas que le premier a toutes mes sympathies. Oui, mon cher, j’ai le courage de préférer Raphaël à Michel-Ange, Mozart à Beethoven, Rossini à Meyerbeer, ce qui équivaut à dire que si j’avais entendu Rubini, je l’aurais préféré à Duprez. Je ne mets pas les uns au second rang pour mettre les autres au premier, ce serait absurde. Seulement c’est une affaire de goûts ; un ordre d’idées exerce sur ma nature une plus forte attraction que l’autre. Quand je vois le Jugement dernier, quand j’entends la Symphonie Héroïque ou le quatrième acte des Huguenots, je suis ému, surpris et je n’ai pas assez d’yeux, d’oreilles, d’intelligence pour admirer. Mais quand je vois l’Ecole d’Athènes, la Dispute du Saint-Sacrement, la Vierge de Foligno, quand j’entends les Noces de Figaro ou le second acte de Guillaume Tell, je suis complètement heureux, j’éprouve un bien-être, une satisfaction complète ; j’oublie tout. »

Les préférences de Bizet, et de Bizet très jeune encore, s’alliaient très bien avec les prémices de son talent ; plus tard ses chefs-d’œuvre eux-mêmes ne devaient point faire échec à ses premières doctrines. Il eut, lui aussi, le génie de la nature avant d’avoir celui de la raison, et quand, au seuil de la maturité, il réunit ces deux moitiés du tout dont parle Grétry : l’inspiration et la science ; la science toujours se dissimula, fit la modeste, et s’effaça derrière son éclatante compagne.

Bizet d’ailleurs, comme il le dit, entendait classer les maîtres selon ses goûts et non pas selon leurs mérites. Il n’établissait pas de hiérarchie entre eux. Un article de critique, le seul que Bizet écrivit jamais, publié dans la Revue nationale au 3 août 1867, sous le pseudonyme anagrammatique de Gaston de Betzi, n’atteste pas moins que la correspondance, l’éclectisme et l’impartialité du