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moins sombres et moins farouches amours. La passion de Frédéri pour l’Arlésienne invisible et innomée, celle de José pour Carmen, tiennent de la maladie ou de la possession ; elles ont quelque chose d’inconscient et d’implacable comme la fatalité. Et avec cela rien de plus pur comme forme ni de plus classique que la musique de Bizet. Dans la première partie de l’ouverture de l’Arlésienne, par exemple, dans cette page carrée et forte, nourrie d’harmonies substantielles, Bizet égale presque l’aplomb et la santé du vieux Bach. La musique, en personne nerveuse, a besoin de temps en temps de se refaire des muscles, de la chair et du sang. Bizet l’y aurait puissamment aidée, lui qui disait un jour : « La rêverie, le vague, le spleen, le découragement, le dégoût, doivent être exprimés comme les autres sentimens par des moyens solides. Il faut toujours que ce soit fait… Sans forme, pas de style ; sans style, pas d’art. » La forme dessinée et définitive, le style précis et concis, Bizet les chercha toujours. Personne plus que lui n’eut l’horreur du vague et de l’indéfini, de tout ce qui tremble et de tout ce qui flotte. On ne trouverait ni dans Carmen ni dans l’Arlésienne une page hésitante, une phrase incertaine et mal assurée. Les œuvres de Bizet ne sont pas des bas-reliefs à moitié pris encore dans la pierre ou le marbre, mais des statues dégagées tout entières, achevées, et dont le regard peut faire le tour.


II

Nous ne raconterons pas, après tant d’autres, l’existence de Bizet. On sait que la vie lui fut longtemps amère et que le bonheur vint au jeune homme la veille seulement de sa mort. Le succès fut plus tardif encore, et l’auteur de l’Arlésienne et de Carmen connut à peine le premier sourire de la gloire. Né en 1838, enfant merveilleusement doué, adolescent laborieux et pauvre, élève de Zimmermann, de Marmontel, de Gounod et d’Halévy, auquel devaient un jour le rattacher des liens encore plus étroits et plus doux, Georges Bizet obtint le prix de Rome en 1857. Pauvre Rome, si décriée, si méconnue de nos jours, on la comprenait, on l’aimait alors et Bizet fut de ceux qui gardèrent une fidèle tendresse à l’asile tranquille et superbe de leurs jeunes pensées. Il ne se demanda pas, comme tant de gens se le demandent aujourd’hui, pourquoi l’on envoie des musiciens dans cette Rome où la musique est morte, dans Rome qui chantait jadis et qui s’est tue. Il comprit que même pour un musicien la musique n’est pas tout ; qu’on envoie à Rome les jeunes compositeurs comme leurs camarades, pour faire connaissance avec le beau, se recueillir devant lui, chercher les rapports secrets entre les manifestations diverses