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soit reste de naïveté, soit plutôt perfection de cynisme. Avant d’être recueilli par le comte Kalkreuth, il avait eu l’idée de se faire baptiser pour avoir du pain, et il avait rédigé une profession de foi où il déclarait « sa résolution d’embrasser la religion chrétienne, afin de s’assurer le bonheur temporel aussi bien que l’éternel. » Il ajoutait que la religion juive était plus conforme à la raison que le christianisme, « mais que celui-ci était plus avantageux pour l’usage pratique. » L’ecclésiastique auquel il présenta son papier le mit à la porte, donnant ainsi, d’après Maimon, une preuve d’inintelligence, puisque le bonheur temporel est « la condition indispensable » du progrès moral ; idée, par parenthèse, tout à fait opposée au christianisme, qui met les épreuves sur la route de la perfection et range l’humilité et la pauvreté parmi les vertus.

Il regrettait d’avoir mal arrangé sa vie, d’avoir eu faim et froid, d’avoir marché pieds nus et couché sur la dure, d’avoir usé son corps sous le soleil, la pluie et la neige, sans foyer et souvent sans toit ; d’avoir été battu par les nobles polonais et louis domestiques, par les soldats russes, par les bateliers allemands du Niémen, par sa belle-mère la cabaretière ; de ne pas avoir abandonné plus tôt ses enfans pour venir dans le pays des livres ; de ne pas avoir mieux profité des leçons de son ami le mendiant ; d’avoir été poltron, de sorte que personne ne se gênait pour l’injurier ; d’avoir eu quelquefois la faiblesse de travailler ; de ne pas avoir su trouver plus tôt un comte Kalkreuth pour l’entretenir à ses frais. — « Imbécile ! le plus imbécile de tous les imbéciles ! » de s’en être si mal tiré avec tout son esprit.

Quant à avoir été un mendiant, un gueux, un ivrogne, un être crapuleux et immonde, ce n’était pas à lui à le regretter, si tant est que ce fût regrettable, puisque ce n’était pas sa faute. La nature l’avait créé pour être un homme supérieur, un pasteur d’intelligences, et il avait certes assez lutté pour faire valoir ses dons et remplir sa destinée ! Mais, parce qu’il était juif, son caractère avait été brisé, ses sentimens salis, son sens moral anéanti. L’excès de souffrance, l’iniquité et l’injustice l’avaient mis dans un état à faire douter, quoi qu’on en dise, qu’une âme humaine soit toujours quelque chose d’important. L’âme de Salomon Maimon était si peu de chose ! Il le savait, mais cela n’avait pas dépendu de lui, tandis que cette faim maudite, ces vagabondages harassans sous la bise et le hâle, ces nuits sans gîte… « imbécile ! le plus imbécile de tous les imbéciles ! »


ARVEDE BARINE.