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Or Maimon n’avait pas attendu les objections de l’Ænésidème pour se placer précisément à ce point de vue. Il avait dépassé Schulze et Reinhold avant de les connaître, par sa seule intuition, dès le temps où la Philosophie élémentaire se fondait. Celle-ci avait la prétention de démontrer la réalité objective de la chose en soi. Maimon démontra au contraire que la chose en soi est inconcevable, et par cela même impossible. A lui tout seul, il fit progresser la philosophie critique jusqu’au scepticisme critique, ainsi nommé par M. Kuno Fischer en opposition au « scepticisme anticritique d’Ænésidème. » Maimon a du reste résumé lui-même, de façon pittoresque, l’état dans lequel ses travaux laissaient la philosophie : — « La philosophie critique, dit-il, et la philosophie sceptique sont en face l’une de l’autre dans les mêmes termes que le serpent et l’homme après la chute. Il a été dit au serpent : L’homme te marchera sur la tête (c’est-à-dire la philosophie critique troublera toujours le sceptique en lui alléguant la nécessité inéluctable d’une connaissance scientifique et de principes universels) ; mais toi, tu lui mordras le talon (c’est-à-dire le sceptique taquinera toujours le philosophe critique en lui démontrant que ses principes universels et nécessaires ne peuvent servir à rien). »

Il est bon de faire remarquer ici que la réputation de Maimon, en Allemagne même, n’est nullement en rapport avec le cas qu’ont fait de ses travaux des hommes tels que Kant et Mendelssohn ou, de notre temps, M. Kuno Fischer. Ce dernier attribue une disproportion qui le choque à l’insupportable façon d’écrire du personnage. Maimon était un grand métaphysicien, mais il n’avait pas d’éducation, et ses livres sont illisibles, même pour les Allemands ; c’est tout dire. Je n’oserais même pas recommander son Autobiographie au lecteur français. La tradition rapporte qu’il l’écrivit sur le banc d’une taverne, d’où vient sans doute qu’elle est composée au hasard de l’inspiration et de la bouteille. C’est un pêle-mêle de scènes réalistes d’un grand effet et de dissertations, philosophiques ou autres, passablement fatigantes, dont l’une ne remplit pas moins de dix chapitres à elle seule et a certainement été écrite après boire. Maimon y analyse un ouvrage de Maïmonide, célèbre rabbin du XIIe siècle. Maimon, ce jour-là, n’avait plus les idées nettes ; il s’imaginait faire un article pour le Journal für Aufklärung ou pour le Berlinische Monatsschrift.

Le reste de sa carrière sera vite conté. Nous avons dit qu’il avait inspiré une passion. Cet événement tient peu de place dans ses mémoires. D’après son récit, la dame avait été belle ; elle était savante et brûlait d’un feu généreux pour la philosophie ; mais elle avait quarante-cinq ans, et Maimon ne pensait pas à mal auprès d’elle ; il allait la voir uniquement pour causer métaphysique. Elle