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ce qui sortait de ses mains : lettres, manuscrits, épreuves, était sale.

Ajoutez qu’il était continuellement ivre ; qu’il ne savait jamais ni l’heure, ni le nom d’une rue, ni quoi que ce soit pouvant l’exposer à être exact ou régulier ; qu’il parlait un baragouin abominable ; qu’il était idéalement mal élevé, bruyant, colère et grossier, juif pur-sang par-dessus le marché : et expliquez, si vous pouvez, qu’il était séduisant quand il le voulait ; qu’il trouva toujours des amis dévoués pour remplacer ceux qu’il s’aliénait, et qu’il inspira même une passion à une femme intelligente. Tel était le prestige de la philosophie dans l’Allemagne d’il y a cent ans, car Maimon n’eut vraiment que cela pour lui, mais il l’eut bien. A peine sur le sol germanique, son génie spéculatif prit son vol. De travail régulier, de méthode ou de discipline, pas l’apparence. Rien que des hasards ou des caprices de lecture. Il nous raconte comment il apprit la métaphysique ; on pourra juger par là comment il apprit tout le reste : « J’entrai un jour, par accident, dans une boutique de beurre, où je trouvai le marchand en train de dépecer un vieux bouquin pour les besoins de son commerce. Je regarde,.. c’était la Métaphysique de Wolff…[1]. Je demandai au marchand s’il voudrait vendre le livre. Il m’en demanda quatre sous. Je payai sans marchander et rentrai chez moi, enchanté, avec mon trésor. »

« La première lecture me plongea dans le ravissement. Ce n’était pas seulement cette science sublime, mais aussi l’ordre et la méthode mathématique du célèbre auteur, la précision de ses explications, la rigueur de ses raisonnemens, l’arrangement scientifique de son exposition ; tout cela inonda mon esprit d’une lumière nouvelle. »

Certaines propositions de Wolff lui semblèrent contestables. Il les réfuta dans un mémoire qu’il envoya à Mendelssohn et dont celui-ci demeura abasourdi, tant les objections de cet écolier étaient justes, son argumentation vigoureuse. Voilà comment Maimon apprit la métaphysique.

Une autre fois, il lut la Critique de la raison pure. Cette lecture lui suggéra quelques idées qu’il nota, et, lorsqu’il eut fini, l’Essai de philosophie transcendantale était fait. Il le soumit à l’un des élèves de Kant, Marcus Herz ; mais celui-ci se récusa, effrayé de ce qu’il entrevoyait, et le renvoya au maître, Kant fut longtemps avant de se résoudre à lire le manuscrit de Maimon, qui ne devait pas être engageant ; l’auteur joignait au talent de tout salir un don spécial pour ne pas pouvoir apprendre l’allemand autrement que pour le lire. « Il m’était impossible, dit-il, de prononcer un seul mot correctement. » Cela n’allait pas mieux la plume à la main.

  1. Pensées rationnelles sur Dieu, le monde et l’âme ou Métaphysique, par Christian Wolff (1719).