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une vieille Bible en lambeaux. « Le tout ensemble, dit-il, formait un groupe splendide, digne de n’être dessiné que par un Hogarth et chanté que par un Butler. » Le malheureux connut dans ce milieu repoussant le fond de l’abjection humaine. Il y perdit ce qu’il pouvait avoir conservé de dignité et de respect de soi-même, et noya son ennui dans l’eau-de-vie. Quelles que fussent à présent ses destinées, le passé était irrémédiable et Salomon Maimon dégradé à jamais. Le futur auteur de l’Essai sur la philosophie transcendantale devint aussi repoussant que ses hôtes. Il traîna comme eux des haillons immondes sur un corps plein de vermine. Il fut servile comme eux, bestial comme eux. Son intelligence et son instruction ne lui servirent qu’à avoir, de plus qu’eux, un cynisme éhonté. Se sentant très supérieur à ce qui l’entourait, il s’habitua à trouver de bonne guerre de mener « une vie contemplative » aux dépens de la communauté, et jamais plus il ne se défit du vice de paresse. L’âme était perdue, salie, vautrée, aplatie ; une guenille d’âme dans un corps d’ivrogne. Toutes les chances étaient pour que l’intelligence fût obscurcie. Il n’en fut rien. La petite flamme continuait de brûler, claire et vive. Sa ténacité sauva ce qui restait à sauver de Salomon Maimon.


V

Il avait montré à lire à plusieurs hordes de petits sauvages, dans plusieurs huttes à peu près semblables, et il ne se sentait plus le courage de recommencer. Il avait vingt-cinq ans, une nombreuse famille que la faim talonnait, et toujours, au fond de lui-même, l’obsession de savoir, de manger le fruit de l’arbre de science, que d’autres ont à portée de la main et négligent de cueillir, par indolence ou dédain. Le peu qu’il avait appris l’avait rendu suspect à ses coreligionnaires, et non sans fondement ; il avoue qu’il était arrivé par degrés à se séparer d’eux sur toutes les questions. « Comme il fallait néanmoins, ajoute-t-il, vivre par la communauté, la situation empirait de jour en jour. » On se représente le sort d’un juif renié par les siens, dans un temps où les chrétiens le recevaient à coups de pied. Il n’y avait plus de place pour lui sur la terre, et il n’existait que par contrebande. Maimon approchait de cet état quand il lui vint à l’esprit que ce devait être tout différent en Allemagne, dans le pays des livres. En Allemagne, il trouverait des maîtres et des bibliothèques ; il trouverait un large horizon intellectuel, des encouragemens, des hommes éclairés qui ne lui feraient pas un crime d’apprendre les mathématiques ou l’anatomie. En Allemagne, on comprendrait qu’il étouffait dans les limites étroites où les rabbins polonais confinaient la pensée ; qu’il