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fait. Elle s’en chargea et réussit au-delà de toute espérance. Avant que le mari eût accompli sa quatorzième année, le petit ménage eut un fils, qui fut nommé David et suivi de beaucoup d’autres. Salomon n’en fut pas plus respecté par sa belle-mère, ni moins battu. Il rendait les coups, mais il n’était pas le plus fort, et l’amour paternel ne le consolait point dans sa détresse. Ses sentimens pour ses enfans étaient tout semblables à ceux de Jean-Jacques Rousseau pour les siens. Ils se résumaient de même en une grande inclination à se débarrasser des chers petits.

L’excès de misère et le chagrin refermèrent son horizon. L’aurore qui avait lui devant ses yeux charmés s’éteignit, ne laissant derrière elle que d’amers regrets, et une épaisse nuit morale redescendit sur le jeune rabbin du cabaret Rissia. Le besoin le décida à se placer en qualité de précepteur chez un fermier de sa religion. La description de ce nouvel intérieur complète le tableau de la Pologne juive au siècle dernier : — « Le fermier était un homme d’une cinquantaine d’années, dont le visage entièrement velu se terminait par une barbe sale et épaisse, aussi noire que la poix. Son langage consistait en une sorte de grognement, intelligible seulement pour les rustres avec lesquels il était en relations quotidiennes. Sa femme et ses enfans étaient à sa ressemblance. »

« Ils habitaient une hutte contenant une seule pièce, et couleur de charbon en dedans et en dehors. Point de cheminée, mais simplement une petite ouverture dans le toit, pour le passage de la fumée ; dès qu’on laissait éteindre le feu, on fermait soigneusement l’ouverture, afin de conserver la chaleur. Pour fenêtres, d’étroites lames de sapin, posées en croix et recouvertes de papier. C’est là qu’on se tenait, qu’on buvait, mangeait, travaillait et dormait. Représentez-vous cette chambre surchauffée et la fumée rabattue par le vent et la pluie, comme c’est généralement le cas en hiver, jusqu’à ce que tout l’espace en soit rempli à suffoquer. Du linge immonde et des loques infectes sont accrochés à des perches disposées en travers de la chambre, dans l’espoir que la fumée tuera leur vermine. Plus loin sont suspendues des saucisses, dont la graisse dégoutte continuellement sur la tête des gens. Voici les barils où l’on conserve les choux aigres et les betteraves rouges qui forment la principale nourriture des Lithuaniens. Voilà, dans ce coin, la provision d’eau de la journée, et voilà, tout à côté, l’eau sale. Le pain se pétrit et se cuit dans cette même pièce ; on y cuisine, on y trait la vache, on y procède à toute espèce d’opérations. »

Les habitans de la hutte étaient contraints de s’asseoir par terre, sous peine d’être étouffés par la fumée. M. le précepteur dut se plier aux usages de la maison. Tapi dans un coin avec ses élèves, de petits sauvages très sales et demi-nus, il leur apprenait à lire dans