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Quand le petit Salomon vit qu’il savait l’allemand, il chercha des livres, mais il n’y en avait point dans ses environs. Il revint à ses oreilles qu’un grand rabbin d’une ville de Lithuanie, ayant habité l’Allemagne dans sa jeunesse, en avait rapporté des ouvrages de science qu’il lisait en cachette. Sans souffler mot à personne, il partit à pied, au milieu de l’hiver russe et la bourse vide, pour aller chez cet heureux grand rabbin qui possédait une bibliothèque allemande. Il était du reste coutumier de ces sortes d’expéditions ; il avait fait une fois plus de 60 lieues à pied pour emprunter un livre hébreu du Xe siècle sur la Philosophie péripatéticienne.

Le retour de chez le grand rabbin marque une ère nouvelle dans l’histoire intellectuelle de Maimon. Il rapportait quelques vieux livres de science allemands, qui eussent été arriérés pour tout autre, mais qui lui permirent enfin de contenter ses longs désirs. Il reçut avec ravissement l’initiation aux secrets de la nature. Un rayon lumineux perça l’obscurité où il se débattait, et il vola de découverte en découverte vers le monde de la pensée pure et sereine. Chaque page déchiffrée était un nouveau coup d’aile qui l’emportait plus haut, loin de cette fange de superstition et d’ignorance où il avait grandi et croupi. Il eut là des semaines qui le payèrent de toutes ses peines passées et de toutes celles qui l’attendaient encore, des semaines ineffables pendant lesquelles, nouveau Faust, il crut avoir pénétré le mystère de l’univers. Il vécut dans un éblouissement délicieux, parmi des jouissances d’orgueil d’une infinie douceur, méprisant avec volupté les autres talmudistes et tous les juifs polonais. Dans son enivrement, il se crut maître des maladies, donna des consultations et fabriqua des remèdes. Les résultats furent « ce qu’on peut croire, » et il comprit « qu’il fallait quelque chose de plus, pour pratiquer la médecine, que ce qu’il avait appris. » Toutefois il demeura persuadé qu’il était devenu un être supérieur, impropre à vivre dans le milieu grossier où son mariage l’avait fixé.

Sa belle-mère lui faisait justement une existence ignoble. Six mois ne s’étaient pas écoulés depuis la noce, que Mme Rissia regrettait sa spéculation et l’engagement de nourrir son gendre à rien faire. Elle le querellait, le battait, lui refusait à manger. — « Il ne se passait guère de repas, dit l’Autobiographie, sans que nous nous jetions à la tête assiettes, tasses, cuillers, et autres objets semblables. » De la dot promise à sa fille, pas un son ; Mme Rissia ne possédait plus que des dettes. Elle avait d’ailleurs des griefs sérieux contre son gendre. Croirait-on que ce ménage de onze ans n’avait pas d’enfans ? On avait « ensorcelé » Salomon ! C’était la seule manière d’expliquer une chose aussi extraordinaire. Bref, on le mena chez une sorcière, qui fut priée de défaire ce que la première avait