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ouvrages relatifs au Talmud, il n’y fallait pas songer dans son village.

Le hasard vint à son aide. Il découvrit un jour dans certains gros livres hébreux que les feuilles avaient été numérotées au moyen de trois alphabets différens. Après avoir épuisé les lettres hébraïques, l’imprimeur avait eu recours aux lettres latines et allemandes. A peine Maimon eut-il entre les mains ce fil léger, qu’il essaya d’apprendre l’allemand sans autre secours. Il ne faut pas oublier qu’il n’avait jamais vu de grammaire, ni ouï parler du mécanisme des langues. Son ignorance faisait de son entreprise un tour de force, presque un miracle philologique.

La méthode dont il se servit est exposée assez confusément dans ses mémoires. Autant qu’il m’a été donné de comprendre, il partit de l’hypothèse que l’ordre de l’alphabet est le même en allemand qu’en hébreu et attribua, par analogie, une prononciation de convention aux caractères allemands. Il s’exerça ensuite à les combiner et à écrire les mots de son patois auxquels il attribuait une origine germanique. L’embarras était de vérifier s’il était tombé juste et s’il n’employait pas une lettre pour une autre. Un nouveau hasard lui procura des feuillets détachés d’un vieux livre allemand. Il y chercha les mots qu’il avait écrits, en découvrit plusieurs, et ces mots isolés lui livrèrent petit à petit le sens du texte. Au prix de quelles peines, de quels tâtonnemens et de quels prodiges de divination, ceux-là peuvent seuls s’en faire une idée qui connaissent et l’alphabet hébreu et l’infâme jargon des juifs polonais.

Si le procédé demeure obscur, le résultat est certain : Salomon savait l’allemand. On en eut la preuve un jour que des étudians Israélites de Königsberg, auxquels il expliquait dans son baragouin qu’il possédait leur langue, lui présentèrent avec de grands éclats de rire le Phédon de Moïse Mendelssohn. Leur hilarité redoubla en entendant sortir de sa bouche des sons baroques et inintelligibles, et cessa soudain lorsque Maimon se mit à traduire en hébreu ce qu’il avait lu. Ce va-nu-pieds, qui sortait de son cabaret, saisissait sans effort les raisonnemens de Mendelssohn sur l’immortalité de l’âme et les rendait en hébreu avec un singulier bonheur d’expression.

Notons en passant que Maimon possédait le génie philologique sans aucun mélange du génie polyglotte, qui en est très différent. Il fut toute sa vie un phénomène d’incapacité pour les langues parlées. De longues années après s’être établi en Allemagne, où il était devenu un savant, il était toujours hors d’état de se faire comprendre dans aucun idiome civilisé, et c’était un grave obstacle, selon la remarque judicieuse d’un de ses protecteurs, « pour communiquer sa science aux autres, ou pour en faire un usage quelconque. »