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perpétuellement naissance à des problèmes nouveaux, à des cas imprévus, auxquels l’ancien code ne saurait s’appliquer. Force est d’y pourvoir en pressant les textes, afin de découvrir dans le Talmud, soit des lois nouvelles, inaperçues jusque-là, soit tics interprétations nouvelles des anciennes, et ce soin revient naturellement aux rabbins, versés dans la science du Talmud. On imagine aisément l’influence que leur assurait un pareil emploi, et la morgue qu’ils en concevaient dans un pays comme la Pologne, où le gouvernement avait laissé aux juifs une juridiction indépendante. « La compétence de leurs tribunaux embrassait les matières civiles et pénales ; au-dessus des rabbins ordinaires et des grands rabbins, il y avait même une cour suprême… Dans ces conditions, les études talmudiques étaient pour les juifs une nécessité pratique… puisque tous les principes du droit étaient renfermés dans le Talmud[1]. »

Les rabbins polonais avaient abusé de leur autorité pour multiplier les lois à l’infini. Il y en avait pour tous les actes de la vie. « Un juif, disait Maimon en son langage cynique, ne peut plus boire ou manger, se coucher,.. ou satisfaire les besoins de la nature, sans observer un nombre énorme de lois. On remplirait toute une bibliothèque, presque aussi grande que celle d’Alexandrie, rien qu’avec les livres sur la manière de tuer les animaux. » Plus la loi devenait méticuleuse et gênante, plus s’accroissait l’importance de ceux qui la tiraient du Talmud. Au temps de la jeunesse de Maimon, rien n’était au-dessus d’un bon talmudiste aux yeux de ses coreligionnaires de la Lithuanie. Sa science était mise à plus haut prix que les avantages corporels, les talens et l’argent. « Il a un droit de préemption, dit l’Autobiographie, sur tout ce que la communauté possède d’emplois et de positions honorables. Lorsqu’il entre dans une assemblée, — quel que soit son âge ou son rang, — tout le monde se lève respectueusement devant lui et on lui donne la place d’honneur. Il est le directeur de conscience, le législateur et le juge de l’homme ordinaire,.. qui n’oserait entreprendre la chose la plus insignifiante quand elle n’a pas été jugée conforme à la loi par le savant. »

Les peuples ont une peine incroyable à se passer d’aristocratie. Les juifs polonais s’en étaient donné une, éprouvant peut-être un soulagement d’amour-propre, dans leur situation, à être traités avec hauteur par quelques-uns des leurs ; ceux-ci s’en trouvaient rapprochés du chrétien insolent. Chose étrange, ces demi-sauvages avaient choisi un type d’aristocratie qu’on ne comprend guère que dans les civilisations très avancées : l’aristocratie de la science.

  1. Th. Reinach.