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à son inexpérience, limiter les abus du despotisme marital, en conséquence condamner le séducteur à des indemnités considérables, multiplier les causes de divorce, y insérer les clauses les plus favorables au sexe faible, comme dans le Kentucky, par exemple, où le fait seul, pour un mari, de mettre les fournisseurs en garde contre les dettes que pourrait contracter sa femme et de les aviser qu’il se refuserait à les payer, constitue une cause suffisante de rupture du lien conjugal. La même préoccupation s’accuse dans d’autres états, où l’on admet comme équivalent à un mariage légal le fait, pour un homme, de cohabiter avec une femme, de lui laisser porter son nom et de la traiter en épouse légitime. On a vu dans cette prescription une garantie nouvelle accordée à son sexe, une protection octroyée à la jeune fille enlevée à sa famille ; on est allé plus loin en admettant qu’une proposition de mariage, même non suivie d’exécution, pouvait, dans certains cas, donner à la femme à laquelle elle était adressée les droits et les privilèges d’une épouse. L’un des cas les plus curieux est le procès intenté à H. -L. Kittson, fils du commodore de ce nom, par Anne Clarke.

Bien connue sous son surnom d’Annie, la plaignante réclamait, le 1er mars 1887, devant la cour suprême du circuit de New-York, une séparation de corps (limited divorce) et une pension alimentaire de son prétendu époux. Voici les faits qui résultent de sa propre déposition et de celle de l’unique témoin qu’elle produise. Tout d’abord elle reconnaît que son honorabilité laisse fort à désirer ; qu’elle hante d’ordinaire les bals publics, les salles de concert et les cabarets ; que les jeunes personnes auxquelles elle sous-loue des chambres dans la maison qu’elle habite ont eu, à maintes reprises, maille à partir avec la police. Ceci dit, elle affirme avoir épousé H.-L. Kittson le 24 avril précédent.

Où et devant qui ? C’est ce qu’elle ne précise pas et ce que l’accusé nie énergiquement. Il a, paraît-il, fait la connaissance d’Annie dans un bar room qu’il fréquentait d’ordinaire. Le garçon de l’établissement les avait présentés l’un à l’autre et ils avaient trinqué de compagnie ; Annie, buveuse émérite, acceptait tout ce qu’on lui offrait, et presque chaque jour ils se retrouvaient là, passant des heures ensemble à vider verre après verre. Le 24 avril, dit-il, il but plus que de coutume, et Annie remmena chez elle. Il n’a aucun souvenir de lui avoir proposé de l’épouser, il était ivre et ne rentra que le lendemain à son domicile. L’unique témoin, le garçon de salle, dépose que H.-L. Kittson était un excellent client, généreux, payant bien les consommations d’Annie et donnant souvent un dollar de pourboire. Le 24 avril, il se souvient que Annie répondit à une question de Kittson qu’il n’avait pas entendue : « Ne dites donc pas cela, je ne suis pas une femme que