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ces heures sonneront, essayez d’imaginer ce qui se passera dans le laboratoire. Vous l’ouvrirez à des masses si nombreuses qu’on n’en a pas remué de pareilles depuis les débordemens des peuples barbares. C’est l’autre face de la guerre nouvelle, l’exagération du nombre en raison directe de la puissance destructrice des engins. Dans ces derniers, tout est calculé ; mais quel mathématicien calculera jamais leur contre-partie, la poussée de ces masses humaines, les mouvemens élémentaires qui les soulèveront, les courans moraux, enthousiasme, panique, déterminés par un coup de clairon ou par un coup de canon dans ces milliards de fibres nerveuses ? Vos appareils de précision, qui veulent être maniés avec tout le sang-froid requis pour une expérience scientifique, seront aventurés dans cette tourmente comme ceux d’un navire sur les vagues d’une mer démontée. Parviendra-t-on à concilier l’extrême tension du ressort intellectuel et le déchaînement de la force brutale, sous sa forme la plus primitive ? En jetant des peuples entiers les uns contre les autres, vous ramenez l’homme, qui ne change guère, aux conditions de ces époques lointaines où la science n’avait pas de prise sur lui.

À ces époques, le nombre fut souvent convaincu d’impuissance. Ceux-là n’ont peut-être pas tout, qui prédisent le succès final à un noyau : de gens résolus, opérant contre ces multitudes et ces machines savantes comme le boulet qui brise la plaque d’acier ; à quelques brigades de cavalerie, troublant le jeu des forces compliquées avec l’action de la force la plus simple la plus maniable, la plus rapide. Il n’est pas bien sûr que la prochaine manifestation du génie militaire soit ce qu’on attend, un cerveau de géomètre habile à lier toutes les coordonnées du problème, capable de mettre en œuvre les instrumens que nous lui avons préparés ; le génie est novateur de sa nature, il est, par définition, l’imprévu, le contraire de ce qu’on attend  ; celui que chaque peuple espère, durant cette universelle veillée des armes, comblera d’autant mieux les espérances qu’il trompera tout d’abord les prévisions, comme tous les grands capitaines du passé, il ruinera le système qui réussissait jusqu’à lui et quoi les gens entendus proclamaient infaillible ; par quelque moyen très simple, par une méthode peut-être très nouvelle et peut-être très ancienne, il trouvera le défaut de la cuirasse que nous forgeons d’avance à sa mesure.

Il n’est pas mauvais que ces doutes, justifiés par les leçons de l’histoire, nous assaillent en ce lieu ; ils doivent nous préserver d’une trop grande confiance dans ces engins prodigieux, quand nous les voyons chez nous, d’une trop grande appréhension, quand nous les apercevons chez les autres, comme on l’écrivait récemment à cette place, un seul élément, l’élément humain, reste toujours ; prépondérant, toujours invariable