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tir automatique, des mitrailleuses débitant leurs six cents coups à la minute, une pièce de 40 calibres qui peut envoyer son obus à 21 kilomètres, de Montmartre à Versailles ; j’en passe, et des pires. Comme à la galerie des machines, toutes les énergies de la nature, réquisitionnées par toutes les sciences, collaborent au travail. Des canons de marine sont pourvus d’un accumulateur électrique ; on presse un bouton ; manœuvre, pointage, mise du feu, l’électricité se charge de tout le service. Plus loin, une pompe à air comprimé culbute et replace une énorme pièce de côte, sur affût à éclipse. Des freins hydrauliques suppriment le recul, ou mieux encore, ils l’utilisent pour la remise en batterie. Au dire des gens experts, la balistique n’est devenue une science exacte dans toutes ses parties que depuis quelques années. Jusqu’à ces derniers temps, on tâtonnait encore dans les essais des poudres, des calibres, du poids à donner aux projectiles ; il restait des inconnues dans la vitesse et la portée obtenues par les combinaisons de ces trois élémens. Maintenant tout est réduit en logarithmes ; le constructeur connaît la puissance de chaque grain de poudre, comme le chimiste celle de chacun des gaz enfermés dans ses éprouvettes. On voit ici les vélocimètres du colonel Sébert, appareils d’enregistrement micrographique d’une extrême délicatesse, dont les diapasons donnent 12,000 vibrations par seconde ; grâce à leurs indications, l’artilleur suit à chaque instant tous les phénomènes qui se passent dans l’âme d’une pièce, quand le coup part : pressions, retards d’inflammation de la poudre, vitesse du trajet des projectiles, longueur et durée des reculs, etc. — voilà qui est parfait ; nous ne risquons plus de n’être pas tués selon la formule. Mais quelques objections se présentent à l’esprit.

La guerre nouvelle nous apparaît aussi différente de l’ancienne qu’une épure de géométrie d’un tableau d’Horace Vernet. L’arsenal de cette guerre donne l’impression d’un laboratoire dans une école de hautes études ; on a simplifié autant que possible l’emploi de ces instrumens ; la théorie de leur mécanisme, indispensable aux chefs, exige des connaissances aussi spéciales, aussi étendues que celles d’un savant vieilli dans les cabinets de l’Observatoire. Et ces instrumens changent en moyenne tous les dix ans, condamnés avant qu’ils aient été mis à l’épreuve, remplacés par des inventions plus ingénieuses chez nous ou chez nos voisins. Je veux croire qu’on recrutera toujours un personnel à la hauteur de sa mission ; mais n’y a-t-il pas quelque chose d’anormal et d’excessif à demander aux hommes une pareille tension d’intelligence, dans un ordre d’études où l’objet étudié s’évanouit perpétuellement ? dans un ordre d’études ou l’application pratique ne s’offrira peut-être que durant quelques heures, au cours d’une longue carrière ? Et quand