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Latude devient ainsi l’une des illustrations de Paris, les étrangers affluent à son logis, les maîtresses de maison se l’arrachent ; à table, on se tait quand il parle ; dans le salon, près de la cheminée où flambent les grandes bûches, il est assis dans un fauteuil doré, au milieu d’un bouquet de robes claires et soyeuses qui se pressent autour de lui. Le chevalier de Pougens, fils du prince de Conti, lui demande avec instances de lui faire le plaisir de venir demeurer chez lui ; Latude veut bien y consentir ; l’ambassadeur des États-Unis, l’illustre Jefferson, le prie à dîner.

Dans un mémoire demeuré inédit, que nous avons trouvé à la bibliothèque Carnavalet, Latude a laissé une description de cette vie enchantée : « Depuis ma sortie de prison, les plus grands seigneurs de France m’ont fait l’honneur de m’inviter à venir manger chez eux, mais je n’ai pas trouvé une seule maison, excepté celle de M. le comte d’Angevillier, où l’on rencontre les gens d’esprit et de science par douzaines, et toute sorte d’honnêtetés de la part de Mme la comtesse, et celle de M. Guillemot, intendant des bâtimens du roi, l’une des plus charmantes familles que l’on puisse trouver dans Paris, — où l’on soit plus à son aise que chez le marquis de Villette.

« Quand on a, comme moi, éprouvé la rage de la faim, on commence toujours par parler de la bonne chère. Le marquis de villette a toujours un cuisinier qui peut aller de pair avec le plus habile de son art, c’est-à-dire en deux mots que sa table est excellente. A celle des ducs et pairs et des maréchaux de France, c’est un cérémonial éternel, on n’y parle que par sentences, au lieu qu’à celle du marquis de Villette, fondamentalement il y a toujours des personnes d’esprit et de science. Tous les musiciens de la première classe ont un couvert mis à sa table, et de six jours de la semaine il y en a au moins trois où il y a un petit concert. »

Le 26 août 1788 mourut une des bienfaitrices de Latude, la duchesse de Kingston ; elle ne manqua pas de faire à son protégé une bonne place dans son testament, et nous voyons celui-ci assister pieusement à la vente qui se fit des meubles et effets ayant appartenu à la bonne dame. Il acheta même quelques objets et donna en paiement un louis d’or. Le lendemain, à une nouvelle vacation, l’huissier-audiencier représenta à Latude le louis qu’il avait donné : la pièce était fausse. — « Fausse ? Hé ! prenait-on le vicomte de Latude pour un escroc ? La pièce était fausse ! Et qui donc avait l’audace d’émettre « une pareille inculpation attentatoire à son honneur et à sa réputation ? » Latude élève la voix, l’huissier menace de le faire sortir de la salle. L’insolent ! « On met à la porte un coquin et non un gentilhomme ! » Mais l’huissier envoie chercher la garde à cheval, qui met « le sieur de La