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illégitime d’un père inconnu. Quelques bonnes âmes entouraient le lit de l’accouchée : celle-ci pleurait. Les commères actives mêlaient aux bons soins, aux bonnes paroles, leurs reproches pieux.

Jeanneton venait de passer la trentaine ; elle était de famille bourgeoise et demeurait près de la porte de Lom, dans une petite maison qui semble lui avoir appartenu. Plusieurs de ses cousins occupaient des grades dans l’armée. Mais, du jour où elle fut devenue mère, sa famille la repoussa. Son existence devint misérable. Heureusement qu’elle était femme de courage, qu’elle avait sa quenouille et son dé, et, filant et cousant, elle éleva son gamin, qui poussait intelligent, vif, très ambitieux. Elle parvint à lui faire donner quelque instruction, et nous trouvons le jeune Jean-Henri, à l’âge de dix-sept ans, garçon chirurgien dans l’armée du Languedoc. Il est vrai qu’au XVIIIe siècle les chirurgiens n’étaient pas grands personnages : leur temps se passait à faire la barbe, arracher les dents et pratiquer les saignées. Néanmoins la place était bonne. « Les garçons chirurgiens des armées, écrit l’exempt du guet Saint-Marc, qui ont travaillé de leur profession, ont gagné beaucoup d’argent. » Dès cette époque, ne voulant pas porter le nom de sa mère, le jeune homme avait ingénieusement transformé son double prénom en Jean Danry. C’est ainsi qu’il est déjà désigné dans un passeport à destination de l’Alsace, délivré le 25 mars 1743 par le commandant des armées royales en Languedoc. Danry suivit, en cette année 1743, les troupes du maréchal de Noailles dans leurs opérations sur le Mein et le Rhin, et, vers la fin de la saison, le maréchal lui donna un certificat attestant qu’il l’avait bien et fidèlement servi pendant toute la campagne.

En 1747, nous trouvons Danry à Bruxelles employé dans l’hôpital ambulant des armées de Flandres, aux appointemens de 50 livres par mois. Il assista au fameux assaut de Berg-op-Zoom, la citadelle imprenable que les colonnes françaises enlevèrent avec tant de bravoure sous le commandement du comte de Lowendal. Mais la paix d’Aix-la-Chapelle fut signée, les armées furent licenciées et Danry vint à Paris. Il avait en poche une recommandation pour le chirurgien du maréchal de Noailles, Descluzeaux, et un certificat signé par Guignard de La Garde, commissaire des guerres, qui témoignait de la bonne conduite et des capacités « du nommé Dhanry, garçon chirurgien. » Ces deux certificats composaient le plus clair de sa fortune.

Danry arriva à Paris vers la fin de l’année 1748. On le voyait se promener les après-dîner aux Tuileries en habit gris et veste rouge, portant bien ses vingt-trois ans. De moyenne taille, un peu fluet, ses cheveux bruns « en bourse, » il avait l’œil vif et la