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de promenades à travers, tout pour n’arriver à rien, et infatigable avec son fameux sac qui aurait pu « tenir douze pains de quatre livres, » curieuse de toutes choses, même de la nature, bien qu’elle ne fût pas champêtre, suivant le mot du prince de Ligne, écrivant à chaque instant ce qui lui vient à l’esprit, épistolière au point d’être tout entière dans l’encrier à certains jours, un peu peureuse comme jadis, fort gourmande, frileuse et préférant le soleil aux temps modestes, interrogeant tous ceux qu’elle rencontre : « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que faites-vous ? Que pensez-vous ? » charmant d’ailleurs et sa compagne et ses auditeurs par la Conversation la plus ingénieuse et la plus variée. On lit ensemble Rulhière, l’Histoire de Colin et Jeannot, Mlle de Clermont, Vertot, la Guerre de trente uns de Schiller, Zadig, le Siècle de Louis XIV, le Doyen de Killerine, etc. Si quelques-uns de ces (ouvrages enchantent Mlle Newton, d’autres l’ennuient franchement ; mais Mme de Coigny la soutient en assurant qu’il est bon de lire de temps en temps des livres ennuyeux. Les Révolutions romaines de Vertot plaisent à la jeune fille, mais elle n’aime pas les Romains : « C’est, observe la marquise, l’orgueil natif anglais qui vous rend si difficile pour les autres peuples. » En rentrant dans le salon de l’hôtel à Lausanne[1], on trouve un gros bouquet de lilas blanc tout fleuri comme en mai, que deux messieurs ont apporté pour Mlle Newton, sans vouloir se nommer. « Ah ! sourit la marquise, voilà les vrais romans qui vont commencer. » (Elles lisaient alors Malvina, de Mme Cottin.) Mme de Coigny donne à son amie des leçons de prononciation, de ponctuation, lui recommande de prendre des notes sur ses lectures, d’écrire ses pensées, « c’est une façon de savoir si on est bête. » Penser ses lectures, ne pas lire comme si on mangeait des cerises, quoi de plus sage, mais aussi quoi de plus rare ?

Elle a tous les genres d’esprit, et cultive le plus infime, l’esprit des calembours et des rébus. Une vieille marquise, avait un chien favori, son toutou, qui fait, dit Mme de Coigny, le tout de son existence. Par exemple, la jeune Anglaise se gardera bien de lui conter ceux qui courent contre Napoléon : le triomphe ou Trajan

  1. Le maître de l’hôtel du Léopard, à Avallon, leur dit que Mme de Staël avait logé quelque temps chez lui, qu’elle était toujours aux fenêtres pour voir partir le coche placé en face, ou bien dans la cour de l’auberge pour guetter les voyageurs venant de Paris ; elle les emmenait dans la salle d’en bas, afin de causer politique, ne se couchait pas, parlait à tout le monde de toute sorte de choses et se mettait à écrire dès qu’elle ne parlait plus. Mme de Coigny reprochait à M. de Staël de poétiser l’odeur, la couleur et la vue des ruisseaux de Paris, oubliant que cette ville était vraiment la patrie de son esprit, de son génie.