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éprouvés ; mais elles ne les avouent pas toujours, parce qu’elles redoutent la moquerie, ou craignent que l’objet de leur pensée intime ne se prévaille de l’aveu pour les entraîner plus loin ; celles qui amènent un homme à s’en contenter font souvent son bonheur et remportent en tout cas la plus grande victoire qu’il leur soit donné d’obtenir. En réalité, il n’y a que des nuances, il n’y a que des variétés dans les caractères, et le plus médiocre des raisonnemens consiste à appliquer aux autres la parabole du lit de Procuste, à déclarer impossible ce que nous ne comprenons pas, ce que nous n’avons point ressenti. Reine et femme, forte de sa réelle honnêteté, Marie-Antoinette se sentait plus qu’une autre sûre de demeurer dans ces régions idéales, entourées de tant de précipices : on ne parlait pas devant Louis XIV, on parlait tout bas devant Louis XV, on parlait tout haut devant Louis XVI ; mais le prestige royal n’avait pas disparu, et la fille de Marie-Thérèse put se flatter qu’on l’aimerait comme un fakir aime son dieu, comme l’artiste aima Galatée avant le miracle, comme le poète aime la femme incomparable de ses rêves, celle à qui son cœur a élevé des autels, et qu’avec tout son génie, il ne pourra évoquer complètement dans ses vers. Par quelle fatalité advint-il qu’en voulant se mêler plus tard de politique, elle ne sut ni « modérer sa gloriole de briller aux dépens du roi, » ni empêcher aucun mal, ni produire aucun bien profond ? Pourquoi, hélas ! ses antipathies et ses sympathies, ses défauts et ses nobles qualités furent-ils également compromettans pour la royauté ?


IV

La roue de la fortune avait tourné depuis longtemps, et Lauzun était en pleine disgrâce en 1780, au moment de la guerre d’Amérique. « Je n’ai pu parvenir à faire ce que vous désiriez, lui écrivait le frivole Maurepas. Vous n’aviez dans cette occasion pour vous que le roi et moi. Voilà ce que c’est que de s’encanailler. » Un soir, à Marly, la reine le traitant avec un dédain plus absolu que jamais, la marquise de Coigny, qui venait à peine d’être présentée à la cour, osa lui parler : pénétré de reconnaissance, il l’avertit qu’elle déplairait en lui témoignant de l’intérêt ; elle répondit qu’elle le savait bien. Sa grâce, son esprit, son caractère hardi, frondeur, enchantèrent Lauzun, qui ne tarda pas à se sentir bien plus certain « d’être sans espoir que sans amour. » Il n’avait encore rencontré aucune femme qui lui ressemblât ; et, dès ce moment, elle remplit son cœur et son esprit. Il lui fut aussi bien cher, mais se heurta toujours à cette maxime dont la marquise avait fait la régie de sa vie : ne pas prendre d’amans, parce que ce serait abdiquer.