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résument, condensent une portion de la puissance humaine : Shakspeare a dix mille âmes, Napoléon enferme en lui cent mille volontés. Lauzun possède la force de vingt séducteurs ordinaires. D’ailleurs, en dehors de ses passades avec des filles ou avec ces belles dévergondées qui trouvaient de bon goût d’avoir eu ce roi de la mode, et que la marquise de Gontaut représente prenant leurs amans par convenance, les gardant sans attachement et les quittant sans regrets, il n’a guère que des liaisons romanesques, des passions dignes d’un preux du temps jadis et d’un amoureux de 1830 ; et, chose remarquable, il est quitté bien plus qu’il ne quitte, il éprouve au moins autant d’amour qu’il en inspire. Quelqu’un a dit plaisamment : il y a quatre manières d’aller à un rendez-vous ; avant l’heure, à l’heure, après l’heure, pas du tout, cette dernière est la sublime, on est alors un amant à la mode. Lauzun est fidèle à ses rendez-vous, et ses maîtresses y manquent parfois : lui-même le confessait un jour, en contant cette jolie anecdote, pour exprimer la difficulté que les étrangers rencontrent à entendre le français. Milady B.., avait eu la bonté de lui donner un rendez-vous au bois de Boulogne et l’inhumanité d’y manquer : après deux heures d’attente, il rentre à son hôtel et envoie un billet pour se plaindre qu’elle lui ait ainsi fait troquer le marmot. Milady, qui savait assez mal le français, recourt à son dictionnaire, et, trouvant que croquer signifie manger, que marmot est synonyme d’enfant, en conclut que, dans sa fureur, son amoureux a mangé ou voulu manger un enfant ; si bien qu’une de ses amies entrant à ce moment, elle ne put se retenir et lui cria : « C’est un monstre que ce duc de Lauzun ; je ne veux le voir de ma vie ; lisez ce qu’il m’écrit. »

Lauzun a cet imprévu gracieux, cet art des découvertes piquantes, des moyens extraordinaires qui vont droit au cœur des femmes, et composent à leur inventeur une sorte d’auréole de fascination. Jugez-en d’après un détail de son intrigue avec miss Marianne Harland, une jeune Anglaise, spirituelle et coquette, fort insensible aux règles du ami, qui préférait un amant français à un mari anglais. Son prétendant est un grand chasseur de renards devant l’Éternel, sir Marmaduke Hewel, que « ses petites jambes enflées transportent difficilement près d’elle et par malheur y laissent longtemps. » Cette énorme masse de chair a imaginé cette galanterie pour la reine de ses pensées : il a commandé une coupe d’or magnifique qui sera gagnée aux courses d’Ipswich par un cheval de deux mille louis, et qu’il veut offrir à Marianne : « Pourquoi ne viendrais-tu pas aux courses ? écrit-elle à Lauzun… Non ; toutes réflexions faites, n’y viens pas ; tu serais capable de tuer ce vilain