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tombe recouvre une petite histoire universelle : selon l’événement, selon le jour et l’âge, selon la femme qu’il aime, cet homme sent sa personnalité s’agrandir, se dissoudre ou se confondre, tantôt original et tantôt copie, tantôt rayon et tantôt reflet, tour à tour acteur et spectateur, juge et prévenu.

Tel, pur exemple, le duc de Lauzun-Biron, mauvais sujet et grand homme en amour, doué de ce délicieux et fatal don de plaire, élevé pour ainsi dire sur les genoux de Mme de Pompadour, et de bonne heure initié aux faciles mystères de cette galanterie mondaine que Chamfort définit si crûment : « L’échange de deux fantaisies, le contact de deux épidémies, » beau, brave, spirituel, ami dévoué, conteur charmant, devinant d’instinct ce qu’il ne savait pas, avec des talens militaires que l’occasion, cette dame d’honneur de la fortune, ou peut-être l’absence d’une volonté forte ne permirent pas de mettre en pleine lumière, attirant les regards par sa magnificence et ses prodigalités à une époque où les grands seigneurs se piquaient, de dépenser sans compter, où, après la sérénissime banqueroute, M. de Guéménée se targuait avec une étrange fierté qu’un Rohan put seul manquer de vingt millions ; aimable d’ailleurs et dangereux parce qu’il est passionné, ayant plus de roman que de tempérament et séduit aussi souvent qu’il est séducteur. Il a l’âme d’un héros, d’un chevalier : au moyen âge, il aurait pris la croix pour conquérir en terre sainte le paradis, la gloire et l’amour de sa belle ; au temps de la Ligue, il eût combattu à côté du Béarnais, rivalisé de bravoure avec Crillon ; pendant la Fronde, il eût, pour plaire à Mme de Chevreuse ou de Longueville, suivi les drapeaux d’un Condé, d’un Turenne ; au XVIIIe siècle, son éducation, ses qualités, ses défauts firent de lui un homme à bonnes fortunes, rôle qui, porté à un tel degré de perfection, confère une sorte de célébrité, ouvertement dédaignée, secrètement enviée par la plupart, la célébrité de don Juan, de Bassompierre, de Richelieu. Sait-on, en somme, quelle réunion de talens variés, de délicatesses intimes, de dévoûmens obscurément héroïques, exige la conquête entière ou seulement la demi-conquête de certaines femmes, que l’orgueil, le sentiment du devoir, placent à des hauteurs morales presque inaccessibles ? L’amour a sa stratégie, sa tactique, ses champs de bataille, semés d’autant de surprises, de larmes, de deuils, hérissés d’autant d’obstacles que ceux où les nations jouent leurs destinées : là aussi, il y a des inspirations subites qui sont en quelque sorte la partie divine de l’art de plaire. Quelques moralistes reprochent à Lauzun le nombre de ses succès féminins ; mais avec un homme comme lui, le nombre ne fait rien à l’affaire et n’empêche nullement la sincérité. Certains êtres