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1793, le temps n’était guère à ces douces idylles. De 1794 à 1796, Prud’hon dut se réfugier en province, à Rigny, d’où il envoyait aux Didot des dessins pour Daphnis et Chloé et pour les œuvres de Gentil-Bernard. C’est là probablement qu’il peignit ce mâle Portrait de G. Antony, qui appartient au Musée de Dijon. Coiffé d’un tricorne, en habit bien, culottes blanches, gilet rouge, le jeune officier tient de la main droite par la bride son cheval brun. L’attitude est ferme, l’expression grave, le visage pâle. L’exécution, d’un bout à l’autre, est menée avec force et simplicité, dans une pâte calme et solide, qu’échauffe un mouvement discret, bien dirigé et bien enveloppant, de la lumière. Le pinceau de Prud’hon deviendra, par la suite, plus libre, plus souple, plus large ; c’est déjà le pinceau d’un peintre, très supérieur à ceux que tiennent Mme Vigée-Lebrun, Boilly, Drolling, David. Le Portrait de Mme Copia, cette jeune femme, brune, très brune, au teint coloré, laide mais vivante, intelligente, appétissante, qui sourit si franchement, ébouriffée et chiffonnée, sous sa capote à grosses coques violettes, montre Prud’hon en pleine possession de son talent. On peut voir, dans plusieurs esquisses peintes, Minerve conduisant le génie de la peinture au séjour de l’immortalité, l’Amour refusant les richesses, le Triomphe de Bonaparte, l’Andromaque, avec quelle sûreté il transportait, dans l’allégorie la plus froide, la chaleur naturelle et communicative avec laquelle il ressentait les choses de la vie. Dans l’embrassement d’Andromaque captive et de son enfant, deux figurines lilliputiennes, il y a plus de tendresse contenue, de douleur digne et noble qu’il n’en faudrait pour réchauffer toutes les solennelles tragédies de Pierre Guérin.

La destinée de Gros est plus singulière encore. Celui-ci était un élève de David, un élève soumis, respectueux, convaincu, tellement soumis et tellement convaincu que, toute sa vie, il éprouva, devant son maître, comme une honte de son génie, et que si, après une glorieuse carrière, il s’alla noyer dans trois pieds d’eau, pour échapper aux insultes des romantiques, c’est, en grande partie, parce qu’abjurant sa personnalité, il était revenu se traîner sur les traces de ce maître systématique et inflexible. Cependant, nul plus que Gros n’a démontré, par ses peintures vivantes et colorées, l’insuffisance du système pseudo-classique à l’heure même de son triomphe, nul n’a plus contribué à le renverser, révolutionnaire inconscient, novateur à regret, audacieux et timoré, Gros restera un des exemples les plus singuliers des contradictions théoriques et pratiques auxquelles peut être en proie l’intelligence la plus ouverte lorsqu’elle n’est pas soutenue par la fermeté du caractère ! Si Gros avait eu quelque aisance, s’il avait pu servir humblement