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soupir : « Cette âme, venue on ne sait d’où, va gravir le chemin des trois saints… La lumière, la nature humaine, la nature d’autrui, la nature du ciel, se réunissent en un seul souille… À cette heure dernière, je confesse toutes mes fautes et demande le pardon ; j’ai péché par ignorance, mon cœur était mauvais, ma bouche était impure, que le Bouddha me pardonne. » — Après la mort et la longue série des exorcismes, pendant qu’on accomplit sur le défunt les prescriptions minutieuses du rituel, le bonze récite la prière du fils : « Le nommé N.., reconnaissant des bienfaits de ses parens, qui l’ont nourri pendant les trois premières années de son existence, qui lui ont donné des vêtemens et une maison, vient faire le sacrifice, offrir les présens et évoquer leur âme. Les traits de leur visage ont disparu, le son de leur voix s’est évanoui ; ainsi le vent d’automne fait tomber les feuilles des arbres, et les papillons vus en songe ne laissent aucune trace. Mais le souvenir est toujours vivant dans le cœur… » — Et les formules pour l’évocation de l’âme continuent : « La vie et la mort sont deux états fort différens, comme le âm et le duong (les deux principes fondamentaux) et tout aussi incompréhensibles… Les montagnes et les fleuves rendent la distance immense, les jours et les nuits sont tristes dans le Tuyen-Daï… L’âme le matin suit la pluie, et le soir elle erre derrière les nuages, chassés par le vent sur les collines ou vers la mer. L’âme s’élève, les esprits (animaux) s’abaissent, l’âme plane dans le ciel, les esprits rasent la surface du sol. L’âme est on ne sait où. L’âme n’entend-elle pas l’évocation ? »

Ces trop courtes citations donneront une idée du symbolisme gracieux et profond dont la religion annamite garde l’empreinte. La bonzerie de l’Esplanade nous montre ce symbolisme vivant dans la décoration des sanctuaires et dans la majesté des cérémonies ; elle nous montre l’une des adaptations nationales de la doctrine qui régit 500 millions d’âmes, le tiers des hommes. J’ai marqué ce qui surprend tout d’abord le visiteur, la similitude frappante entre ces sanctuaires, cette liturgie, et l’appareil du culte chrétien dans les pays latins et grecs ; similitude qui s’étend parfois aux conceptions essentielles. Quelques lecteurs prendront peut-être en mauvaise part ce rapprochement, qui avait déjà fourni un thème aux railleries faciles du XVIIIe siècle, alors qu’on ignorait comment vivait un bonze et ce qu’il croyait. Quand l’évidence d’un fait ou d’une idée crève les yeux, il ne sert à rien de les détourner ; ici comme partout, je crois qu’il est maladroit de laisser l’esprit d’ironie et de destruction tirer avantage de l’évidence ; je crois qu’il faut s’emparer résolument du fait ou de l’idée et chercher à les expliquer. Ce n’est pas le moment de vider d’un trait de plume ces