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contact de la clientèle exotique. Elle éveille, chez beaucoup de bons bourgeois parisiens, un sentiment d’orgueil et de domination comparable à celui du civis romanus, quand il passait en revue, un jour de triomphe, les tributaires et les vaincus. Je ne sais s’il fut prononcé, comme on le prétend, ce mot instinctif qui trahirait chez quelques-uns une conception particulière des protectorats : « voilà nos esclaves ! » Si le mot n’a pas été dit, plus d’un esprit est sur la pente qui amène à le dire. Il n’y a qu’à voir de quelle allure dégagée, avec quelle conviction de propriétaire maniant la chose possédée, un employé de l’Exposition, un garçon de café, font marcher les auxiliaires de couleur inférieure qui leur tombent sous la main. Pour nous réhabituer à l’idée de l’esclavage, il ne faudrait peut-être à la chose qu’un nouveau nom plus décent ; s’il est vrai de dire que tout arrive, il est encore plus exact d’avancer que tout revient. Chez les visiteurs descendus des quartiers populaires, le sentiment est plus cordial, on interpelle volontiers et gaiment ces frères étranges. Qui n’a rencontré sur le quai d’Orsay des voiturées joyeuses, qu’on dirait imaginées pour figurer les cinq parties du monde dans quelque cortège allégorique ? C’est un camelot de La villette, qui va traiter chez le marchand de vin ses nouvelles connaissances de Port-au-Prince, de Saigon et de Bafoulabé. L’autre soir, dans l’allée centrale presque déserte, quatre ouvrières du faubourg, personnes mûres et d’apparence très respectable, achevaient sur le tard leur souper de charcuterie ; trois Arabes passèrent, on les invita à s’asseoir ; les musulmans s’excusèrent sur le vin et le cochon, au grand étonnement de ces dames ; mais ils prirent place fort galamment dans le cercle ; l’instant d’après, deux noirs se joignirent à la société ; tout ce monde caquetait de la façon la plus amicale, dans la mesure restreinte où le vocabulaire sabir le permettait. Il est bien regrettable pour la philologie que l’Exposition ne dure pas deux ou trois ans ; on verrait naître ici, par voie de création naturelle, un langage universel qui ne laisserait rien à faire aux professeurs de volapük.

Parfois, au milieu d’un groupe de Tonkinois assis sur les brancards de leurs pousse-pousse, un brave gardien de la paix s’institue maître d’école ; il instruit nos protégés à tracer nos lettres et nos chiffres, imités aussitôt par les petites mains bistrées avec une adresse de singes. Cependant, tous les « enfans de Han » ne sont pas aussi disposés à ces tentatives de fusion. Prise en masse, la foule n’est complètement à l’aise qu’avec les bons nègres, aux faces ouvertes et rieuses ; les faces jaunes sont plus fermées, plus de l’autre monde. Dans les cordons de curieux qui se succèdent devant les échoppes du village annamite, l’expression des physionomies est