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il était, au moment où il en est parti, dans la voie même qui convenait à son tempérament, tandis que la vie qu’il a trouvée à Vienne n’a servi qu’à l’égarer de son chemin naturel. Et nous croyons que le mal aurait été très funeste si Beethoven n’avait pas rencontré, dans ces années, un homme qui a eu sur son esprit une influence précieuse : celui que, jusqu’aux derniers temps de sa vie (alors qu’il ne l’avait pas vu depuis plus de vingt ans), il continuait à tenir pour son unique ami, Charles Amenda. C’était un violoniste courlandais : mais c’était aussi un docteur en théologie, un philosophe et un lettré, qui occupa un poste de pasteur dans son pays, lorsqu’il revint de son voyage de France et d’Allemagne. Beethoven le connut à Vienne, quelques années après y être arrivé lui-même : Amenda était lecteur du prince Lobkowitz, emploi qu’il quitta bientôt pour devenir le précepteur des enfans de Mozart. Jusqu’en 1799, date de son retour en Courlande, il vécut avec Beethoven dans une amitié très intime. Les quelques lettres que lui a plus tard écrites son ami témoignent d’une affection pleine de respect, et comme celle d’un jeune frère pour un frère aîné. C’est que Beethoven devait probablement à Amenda l’achèvement de son éducation intellectuelle. Chez les Breuning, il avait appris à connaître les chefs-d’œuvre classiques : maintenant c’étaient les hauts problèmes de la philosophie qui lui étaient découverts. Son ami, théologien et philosophe, l’initiait au monde de la pensée spéculative : il lui expliquait Platon et Kant ; il lui apprenait à mettre sa curiosité au-delà des choses de la vie. Il laissait ainsi en lui un germe que bientôt la solitude allait faire éclore, et qui devait contribuer puissamment à remettre son art dans la droite voie. Il serait impossible de se rendre compte autrement du caractère particulier que présente l’amitié de Beethoven pour Amenda. Des violonistes plus forts, il n’allait pas manquer d’en trouver : s’il aimait celui-là, c’était pour les horizons nouveaux qu’il avait ouverts à son esprit.

Et bientôt allait venir le bienfait suprême : cette « bienheureuse surdité, » comme on l’a justement appelée. Elle devait éloigner Beethoven d’un monde où il s’égarait, le forcer à s’isoler, d’abord par honte, puis par besoin, lui donner ainsi l’occasion de mieux Voir au dedans de lui-même, et de promouvoir la musique à une destination plus haute. Peu à peu, les fâcheux effets de la vie brillante de Vienne allaient s’effacer de son œuvre, et Beethoven allait pouvoir créer en toute indépendance l’art merveilleux qu’il avait pressenti aux premières années de sa jeunesse.


T. DE WYZEMA