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M. Lenient me trouvera bien sévère : mais j’en appelle à son livre. Quelque bienveillante sympathie qu’il accorde à Destouches, à Gresset, à Piron, à Boissy, à Collé, à tant d’autres, son étude est trop fidèle et trop loyale pour ne pas nous transmettre, sans qu’il y songe, l’impression que leurs œuvres doivent fatalement donner aujourd’hui. Donc Marivaux, Beaumarchais, tout au plus Sedaine avec eux : voilà tout ce qui reste. C’est peu pour un siècle spirituel, railleur et qui avait la passion du théâtre. Il faut voir les raisons de cet échec.

Ce qu’il y a de plus essentiel au théâtre, et ce que nous demandons surtout aujourd’hui (plus souvent que nous le rencontrons), c’est le sens de la vie. Le XVIIIe siècle ne sait ni la regarder ni l’exprimer. D’abord il n’a pas de naïveté. Il mêle partout l’esprit ou l’ironie. Il nous fait penser aux qualités du sujet plus qu’à la nature de l’objet. L’écrivain veut se distinguer de ce qu’il exprime, il craint de paraître dupe de ce qu’il voit ; il substitue un jugement critique : sur la chose à l’impression vive de la chose. Aussi ne peut-il évoquer la réalité : il ne peut que la disséquer. Au reste, avec son mépris de l’histoire, son incapacité d’observation, sa prétention de tout mesurer au raisonnement, ses idées préconçues sur l’homme, comment le XVIIIe siècle pourrait-il représenter l’être vivant ? Ils opèrent tous, quelles que soient les différences de talent et de doctrine, ils opèrent tous sur l’homme et sur la société, comme, si ce n’étaient que des chiffres et des signes. Ils prennent pour l’équivalent de la réalité complexe et vivante un concept incomplet, une définition de leur esprit où elle s’évapore en partie et en partie se fige. Ils ne font qu’analyser des abstractions et en déduire le contenu. Ils ignorent la substance et la force de l’être, le jeu incessant des actions et des réactions. Il n’y a pour eux que des formes immobiles, et superficielles, et la réalité leur apparaît découpée on minces feuillets juxtaposés, à peine adhérens, sans pénétration réciproque ni communication intime. Ils ne sont capables que d’analyser, et ils ne savent pas analyser : ils appliquent leur méthode non à l’expérience, mais à des conceptions en l’air. Il n’y en a pas un qui sache voir et dire ce qu’il voit ; leur cerveau est meublé de définitions et de formules où toutes les passions, leurs causes, leurs effets, leur jeu, sont notés ; ils n’aperçoivent jamais, les choses elles-mêmes, mais le résumé sec et précis déposé dans leur raison. La science de l’homme et de la vie est faite, à ce qu’il semble ; ils ne font tous que répéter et amplifier.

De là leur impuissance à peindre des caractères : haute comédie, comédie larmoyante, drame bourgeois, quelque genre qu’ils