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mérites. M. Lenient nous en raconte le succès, « plus fou que la pièce. » Il s’étonne, comme on le fait à l’ordinaire, que les privilégiés aient pu applaudir à ce qu’il appelle « un préambule des cahiers de 1789, » que l’autour et le public aient si gaiment mis le feu à la mine qui devait les faire sauter tous. Il est vrai que cela est étonnant, et l’on ne savait pas ce qu’on faisait, en 1784, quand on battait des mains aux saillies de maître Figaro. Mais savait-on plus où on allait, en 1789, quand on ouvrait les états-généraux avec cet éclat de joie universelle ? C’est une loi de l’histoire que les effets des idées et des actes se prolongent bien au-delà de la prévoyance de leurs auteurs. Mais il y a dans la pièce de Beaumarchais quelque chose de plus étonnant, et qu’on ne remarque pas assez. Il n’est pas étrange que les idées de 1789 aient été applaudies en 1784, mais il l’est à coup sûr qu’on ait accepté la forme dans laquelle l’auteur les présentait. Quoi ! voilà ce qui représente la France nouvelle, voilà ce qui traduit la protestation généreuse de l’opinion publique contre l’arbitraire, le privilège et les abus ! voilà le signe avant-coureur de l’éclatante revendication de Sieyès ! Où donc est le tiers-état là-dedans ? Sera-ce ce fripon de Bartholo ou cet ivrogne d’Antonio ? Les belles images des vertus bourgeoises et champêtres ! Mais non, c’est Figaro, qui jette le premier cri de la révolution : ah ! le bel apôtre de la réforme tant désirée, que ce valet de grand seigneur, aussi corrompu que son maître, ni bourgeois ni peuple, ce déclassé, spirituel, intrigant, impudent, avide d’argent, qui crie contre les abus quand ils le gênent, du reste sans principes comme sans scrupules, et qui ne veut qu’avoir part au gâteau. « Tandis que moi, morbleu ! .. » Je me refuse à voir là l’illusion de 1789, la soif d’égalité et de justice. C’est le cri de l’égoïsme individuel : le jour où lui sera satisfait, où lui sera parvenu, il défendra les privilèges, parce qu’il en jouira. Figaro n’est pas l’incarnation du Tiers : c’est le type du politicien, qui a désarmé et escamoté la révolution. Comment donc ce public nourri de Montesquieu et de Rousseau, enivré de belles illusions, épris d’universel et d’absolu, qui pour réaliser son rêve de liberté, d’amour et de vertu, allait faire le serment du jeu de paume et la nuit du 4 août, comment, gentilshommes et gens du tiers, de Montesquiou à Barnave, et de Barnave à Robespierre, n’ont-ils pas senti que la pièce avilissait l’idéal qu’ils adoraient, et que les belles maximes de philosophie sociale étaient dégradées par le drôle qui les débitait ? Je ne saurais être de l’avis de M. Lenient : le Mariage de Figaro n’est pas « le préambule des cahiers de 1789 : » c’en est tout l’opposé : ceux-là sont le rêve sublime, celui-là la réalité immorale, dans laquelle le rêve se résout. La pièce, en soi et surtout par son