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Pourtant cela encore ne suffit pas. Malgré cette pluie furieuse de balles, malgré cet ouragan terrible d’obus, l’adversaire reste en place. Il subit cette mort impitoyable, mais elle ne lui apparaît pas assez immédiate ni assez inévitable, pour le décider à fuir. La terreur seulement l’arrachera au sol si l’on marche à lui, si on l’attaque à l’arme blanche. « La force de cette attaque, écrit von der Goltz, force irrésistible encore, réside en ceci : que l’adversaire est bien obligé de croire qu’une troupe assez énergique pour traverser cette grêle meurtrière de projectiles, en cas de besoin, sera assez énergique aussi pour l’aborder et l’exterminer à l’arme blanche, s’il attend sa venue. La crainte de la mort le fait frissonner et le pousse à fuir[1]. »

Le signal est donné. Sur toute la ligne, les tambours et les clairons battent ou sonnent la charge. Une clameur furieuse répond. Cri de peur ou d’ivresse d’une masse en délire qui, suivant l’énergique expression de Souwarof, « fuit en avant ! » Musique en tête, drapeaux déployés, bondissant et hurlant, le torrent humain se précipite !

À ce moment, de part et d’autre, soit pour entraîner ces lignes d’infanterie jusque-là rivées à leurs abris, pour les jeter tout entières, d’une force irrésistible, hors de leurs positions ; soit au contraire, pour briser leur élan, pour permettre à l’assailli de se reconnaître et de se ressaisir, il faut un événement surhumain, saisissant, quelque chose comme l’apparition soudaine et quasi surnaturelle d’un facteur inattendu. Alors la cavalerie a une mission unique et superbe. Jusque-là, elle a assisté, spectatrice impuissante, aux péripéties du drame. Le moment est venu d’y jouer sa partie. Elle doit le faire sans hésitation, avec une impulsion foudroyante et désespérée. Et si l’on admet que l’infanterie, épuisée par une longue lutte, décimée, haletante, est capable de fournir cette suprême course, combien mieux la cavalerie, encore compacte, et qui, pour aller plus vite, a les jambes de ses chevaux[2] ! « Soudain elle surgira d’un nuage de poussière et chargera[3]. » Elle a pour elle la masse, la vitesse, c’est-à-dire, pour le choc, les deux élémens de succès. Elle a encore cette surprise terrifiante que produit toujours une menace imprévue. Elle sera irrésistible, si elle y joint l’impulsion morale.

  1. Von der Goltz, la Nation armée.
  2. « Si l’infanterie peut, en se résignant à des pertes considérables, arriver malgré le feu de l’adversaire jusqu’au corps-à-corps, pourquoi la cavalerie, avec sa rapidité incomparablement plus grande, ne serait-elle pas en état d’en faire autant ? » (Ordre du jour de Skobelef à la division de cavalerie du 4e corps, 15 juin 1882.)
  3. Von der Goltz, la Nation armée.