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cette logique étroite, de ces théories abstraites qu’on applique à la bataille moderne, au mépris de l’élément positif et prépondérant : l’élément humain. De cette erreur de principe résulte une décevante illusion. C’est qu’on calcule la puissance du feu sur des données foncièrement trompeuses. Entre le tir du polygone et le tir de guerre, il existe des différences si essentielles que les résultats de l’un ne peuvent raisonnablement pas permettre de conclure aux effets de l’autre. Dans les expériences, on s’est cependant rapproché, autant qu’on l’a pu, des conditions de la guerre. On a imaginé des buts mobiles, des panneaux surgissant à des distances indéterminées, des cylindres roulant à des vitesses variables, bref tout ce qui peut reproduire l’imprévu et les accidens du champ de bataille.

Cela peut suffire au. V observateurs superficiels ; pourtant on n’a pu extraire de cet arsenal scientifique un facteur insaisissable : l’émotion, — cette émotion imprescriptible qui s’empare de l’homme à l’approche du danger… Non plus un autre facteur originel : le moral, qui à la guerre règne en maître, « alors que tout le reste, écrivait un spirituel cavalier du premier empire, n’est qu’une triste prose reliée en veau[1]. »

Cela cependant n’est point du tout indifférent. Aux expériences de tir des camps d’instruction, il est facile de vérifier combien l’introduction d’élémens de cette nature, même au plus léger degré, peut parfois apporter de profonds changement. Sur des panneaux fixes, placés à des distances connues, les feux d’ensemble donnent toujours des résultats merveilleux, propres à ébranler la conviction des plus audacieux partisans de la charge. En réalité, les objectifs sont criblés de balles et une véritable pluie de plomb s’abat sur le terrain environnant. Un homme qui rechercherait la mort oserait seul s’aventurer dans cette zone fatale. Cependant, dès qu’on modifie les conditions du tir, les résultats varient. Sur des panneaux surgissant de différens points du terrain, à des distances inconnues, l’effet utile des feux subit un abaissement considérable. C’est qu’alors commence à apparaître l’élément moral : l’attente, la crainte de manquer de coup d’œil ou de sang-froid, toutes ces causes enfin qui ne relèvent plus du matériel, mais de l’homme même. Les tireurs qui, la veille, avaient mis 60 à 70 balles sur 100, n’en mettent plus que 16 à 20. C’est pis encore lorsque ont lieu les tirs comparatifs d’examen. Aux difficultés précédentes vient s’ajouter l’appréhension d’être mal jugé. Le cœur humain entre en jeu ; l’on n’obtient plus que 10 ou 12 balles sur 100. Tous les officiers de cavalerie qui

  1. De Brack.