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responsabilité écrasante. De son attitude aux débuts, de ses succès ou de ses revers, résultent non-seulement la supériorité ou l’infériorité que produisent la netteté ou l’incertitude des vues, mais encore une impression morale d’autant plus forte que la nation est plus nerveuse. victorieuse ou vaincue, elle engage l’avenir ; son influence, considérablement agrandie, peut rompre à la fois l’équilibre matériel et l’équilibre moral. Entre deux armées, elle peut créer la différence d’un aveugle à un voyant. Cette opposition explique la maxime à jamais impérissable du grand Frédéric : En guerre, une bonne cavalerie fait de vous l’arbitre de la campagne.

Mais au fur et à mesure que les armées croissent en nombre, l’exécution de cette maxime exige de plus grands efforts. Le grand et unique précepte qui régit la stratégie et la tactique : « Être le plus fort au point décisif[1], » a en effet varié dans ses conséquences. La difficulté s’est accrue avec l’ampleur des opérations. Le point décisif s’est déplacé. Ce n’est plus, comme autrefois, un objectif fixe et connu, — une capitale ; — c’est un but mobile et encore inexploré : la masse même des forces ennemies[2]. Puis l’extension des nombres a modifié les conditions de la campagne. La marche des armées ne peut plus aussi facilement se plier aux soudainetés du génie. Des centaines de mille hommes ne se déplacent pas avec la rapidité et l’aisance des colonnes d’autrefois. Des réseaux ferrés considérables ont, par avance, inscrit sur le sol leur point de départ, tracé leurs principales directions. Ce processus gigantesque imprime à la première période des opérations un caractère de fatalisme inéluctable. Une faute du début pourrait compromettre la campagne entière.

L’orientation primitive doit donc être aussi l’orientation définitive ; la cavalerie, chargée de la fixer, doit apporter à l’accomplissement de cette tâche une énergie qui renverse tous les obstacles, une clairvoyance qui déjoue toutes les erreurs. Entre deux adversaires égaux en nombre, en instruction, en armement, en courage, elle va jeter le premier et capital appoint. Son rôle, mesuré aux dimensions des guerres modernes, revêt un caractère quasi héroïque. Obligée au succès, elle ne peut revenir que victorieuse ou déshonorée.

Jusque-là, la route est droite et le devoir est clair. Ce rôle stratégique en avant des fronts de concentration, tous les écrivains militaires le préconisent, toutes les cavaleries de l’Europe se

  1. « Que faut-il pour être vainqueur ? Être le plus fort sur un point donné. — (Napoléon, Mémoires.)
  2. « Le premier but auquel tendent les mouvemens des armées, c’est la principale armée ennemie. » — (Baron von der Goltz, la Nation armée.)