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sera qu’une parcelle infime. Il prendra à ses propres yeux une importance de moins en moins grande.

On peut donc poser cette loi : par l’élargissement de l’intelligence, du sentiment et de l’activité humaine, l’écart ira grandissant entre les buts de plus en plus élevés que concevra l’individu et l’importance de moins en moins grande qu’il prendra à ses propres yeux. D’où ce corollaire : la grande difficulté du sacrifice, « aimer quelque chose plus que la vie, » peut et doit aller en diminuant. Ce qui produit aujourd’hui un effet perturbateur et fâcheux, sous les formes du suicide, du pessimisme, du découragement, du nervosisme, etc., pourra ainsi, en se régularisant, arriver à produire un effet moral sous la forme du dévoûment aux idées. Un statisticien et sociologiste des plus pénétrans, M. Tarde, a contribué à mettre en évidence cette possibilité du sacrifice dans la société future. Il a fait voir que les hautes, les belles choses à vouloir se multiplient au cours de la civilisation, tout comme les jolies femmes à aimer sont plus nombreuses et plus rassemblées en un étroit espace dans les villes que dans les campagnes. D’où un déploiement inévitable de la faculté d’aimer dans un cas, de la faculté de vouloir dans l’autre. Or quel est le dessein ferme, énergique, qui n’implique pas le dévoûment éventuel, le sacrifice de soi accepté d’avance ? Nous en sommes à la période en quelque sorte passive et sentimentale où tout se tourne en désespoir, en tristesse de vivre, en ennui de l’existence ; mais il peut venir une période de volonté, d’amour actif et énergique, où le peu de cas qu’on fera de la vie individuelle sera un moyen de servir les grandes idées universelles. L’admiration du vrai et l’enthousiasme du beau aboutiront à la passion du bien.

La morale du désintéressement et du sacrifice n’a pas encore été soutenue dans toute sa pureté. On sacrifice pur, sans espoir de retour, est-il donc aussi absurde que le prétend, par exemple, M. Janet dans sa Morale, et que l’avait prétendu Kant lui-même ? — Un tel sacrifice ne serait absurde que si on pouvait démontrer l’impossibilité à venir d’un monde meilleur et vraiment moral, d’un règne du bien. Que quelqu’un se noie pour sauver un autre qu’il est démontré impossible de sauver, il y aura deux victimes au lieu d’une. Encore ce dévoûment inutile serait-il une protestation contre la nécessité brutale. Mais la substitution effective d’une victime à une autre, quand elle est possible, est une première victoire, faute de mieux. Le dévoûment sous toutes ses formes est par lui-même et à lui seul autant d’enlevé aux lois brutales du monde matériel. Le sacrifice sans espoir a donc sa raison d’être et sa sublimité. Mais la vérité, nous l’avons vu, c’est que nous sommes