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est en quelque sorte le suicide pour une idée. Le suicide et le dévoûment, si différens qu’ils soient, se ressemblent en ce que tous les deux supposent ce même sentiment : aimer quelque chose ou quelqu’un plus que la vie. De là résulte, des doux côtés, ce sentiment d’intolérabilité qui s’attache à certaines douleurs physiques ou à certaines pensées. Par l’influence de l’attention et de la réflexion, ces douleurs physiques et surtout mentales grandissent dans la conscience au point d’obscurcir tout le reste : « Une seule peine suffit à effacer toute la multitude des plaisirs de la vie. » L’un se tue parce qu’il ne peut supporter les tourmens de telle maladie ou ceux d’une pauvreté subite, etc. ; ce sont là les motifs les moins élevés ; mais tel autre se tue parce qu’une tache à son honneur, causée par une faillite, lui est absolument intolérable. Tel autre se tue parce qu’il aime une femme plus que la vie et que, sans elle, la vie lui est devenue intolérable. L’art même peut acquérir une importance capitale dans l’existence : interdire la musique à Beethoven, la peinture à Raphaël, c’eût été les tuer. Nous nous rapprochons ainsi, peu à peu, des mobiles mêmes du sacrifice moral. Ce dernier a lieu quand le mobile est l’amour d’une grande idée : celle du devoir, par exemple, celle de la patrie, celle de l’humanité. Dans ce cas, la valeur de la vie paraît réduite à zéro devant l’infinité du but à atteindre, et la vie, en dehors de cette idée, en dehors de l’amour qu’elle inspire, devient intolérable. de là le « risque » couru volontairement, avec la possibilité, la probabilité, la certitude même de mourir. On a comparé le sentiment moral à un grand amour qui éteint toutes les autres passions : sans cet amour, la vie nous est intolérable et impossible.

Pourquoi, par l’effet de la civilisation, voit-on augmenter, avec le sentiment de l’intolérabilité, le nombre des suicides ? C’est que, d’une part, certaines idées, certains sentimens acquièrent une force et une acuité plus grande, tandis que, d’autre part, l’importance de la vie individuelle diminue. On ne considère plus autant la vie comme d’un prix inestimable, incommensurable. C’est là une des raisons qui, jointes à l’exaltation croissante et souvent maladive du système nerveux, produit de nos jours l’accroissement des suicides. Mais ce qui est aujourd’hui un effet en quelque sorte pathologique, anormal et, en définitive, antisocial, pourra devenir, quand il s’agira du sacrifice moral, un résultat normal et bienfaisant pour la société entière. Avec le progrès de la science, de la philosophie, de la vie nationale et même internationale, avec l’agrandissement de l’horizon humain et même, si on peut dire, cosmique, des buts de plus en plus élevés et de plus en plus impersonnels s’offriront à l’individu. Il se verra entraîné dans un tout immense dont il ne