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aboutira-t-elle toujours et nécessairement à l’animation universelle, sous une forme ou sous une autre ; nous ne pourrons jamais nous représenter le monde que d’après ce que nous trouvons en nous-mêmes, et après tout, puisque nous sommes le produit du monde, qui nous fait à son image et à sa ressemblance, il faut bien qu’il y ait dans le grand tout ce qui est en nous. De là l’impossibilité pour un être vivant, sentant, pensant, de concevoir un monde où ne subsisterait rien de la vie, du sentiment, de la pensée ; un monde mentalement mort, sans trace « d’énergie psychique, » serait aussi physiquement mort : ce ne serait plus qu’un monde abstrait, une abstraction, — et conséquemment encore une pensée.

C’est pour cette raison que nous sommes obligés d’admettre en toutes choses un sentiment plus ou moins sourd, un appétit plus ou moins analogue à ce que nous appelons vouloir. Un philosophe a dit cette parole profonde que, sans doute, il n’y a nulle part d’être entièrement « abstrait de soi » : il voulait dire par là : il n’y a point d’être qui n’existe pas pour soi-même à quelque degré, qui n’ait pas, sinon une conscience proprement dite, du moins un sentiment plus ou moins vague de son action : si un être n’est pour soi à aucun degré, il est donc tout entier hors de soi, « abstrait de soi ; il n’existe plus que pour un autre ; à vrai dire, il n’existe plus du tout. L’être complètement abstrait de soi, ce serait la matière inerte et inanimée des matérialistes, un je ne sais quoi qui n’a plus de l’être que le nom. La vie et la conscience ne peuvent être une simple transposition d’atomes stupides et morts dans l’espace et dans le temps ; ce n’est pas en changeant de place de petits cadavres infinitésimaux, de façon à mettre l’un à droite, l’autre à gauche, qu’on engendrera la vie, — la vie qui se sent elle-même. Un changement de rapports entre les atonies ne produira le sentiment et la conscience que s’il y a dans les atomes autre chose qu’étendue, impénétrabilité et mobilité.

Nous pouvons donc admettre l’impossibilité, dans l’avenir comme dans le présent, de concevoir la complète annihilation de l’énergie mentale. Ce premier principe accordé, pourra-t-on jamais marquer des bornes précises à cette énergie, la limiter d’avance dans la pensée ? — Non, car ce serait faire de notre état mental actuel la mesure absolue du possible dans l’ordre mental à venir. Nous ressemblerions à quelque animal de la faune antédiluvienne qui, s’il avait pu spéculer sur le monde, aurait déclaré que les formes de la vie et du sentiment alors réalisées épuisaient tout le possible. La vie végétative ne pouvait faire deviner la vie animale, la vie animale ne pouvait faire deviner la vie supérieure de la pensée et de la science. De ces manifestations diverses de l’énergie mentale,